Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

LES MOTS-MAUX

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Par le passé, chez nous (et chez bien de nos voisins) à force de discours démagogiques devant plaire bien plus aux foules qu'aux citoyens, et aux mots toujours bien «pesés», ne serait-ce que momentanément («pour faire passer une ou plusieurs autres pillules»), on en était arrivé, peu à peu, à douter de tout et de tous : du décideur, de l' intellectuel, du journaliste, de l'imam, du policier, du gendarme, du juge, du professeur, du pauvre, du riche, du médecin, de l'avocat, du maître d'école, de soi-même. Une catastrophe immatérielle aux conséquences dramatiques sur le terrain, tout particulièrement quand il s'agit, par la suite, d'appliquer et/ou de soutenir des programmes ou des campagnes, bref tout effort collectif. Douter n'était pas la seule conséquence. Ne pas (accepter de) comprendre, aussi. L'Algérie impossible (ou difficile) à comprendre, et des Algériens incompréhensibles!

Bien sûr, cela a eu un avantage face aux adversaires en acte ou en puissance: mettre dans la gêne les «algérianologues» (ceux qui, à ou pour l'étranger, journalistes, analystes, diplomates en poste, chercheurs, espions?décortiquent les faits, gestes et paroles ) qui ont dû inventer d'autres voies et moyens pour savoir ce que nous avions exactement «dans le ventre».

A partir des années 90, et encore plus à partir des années 2000, ça a empiré avec la libération de la parole politique, médiatique et citoyenne. L'exemple, il faut le dire et le redire, étant venu d'»en haut», avec un président «posant beau», se «lâchant» devant les caméras et la presse étrangère, puis se reniant juste après. Qui et quand croire? That is the question.

On a donc vu sur les plateaux de télévision et de radio, ici en Algérie, des personnalités publiques (ainsi que des journalistes ou animateurs, plus animateurs que journalistes, la profession ayant connu à partir des années 90 une mal-formation certaine), s'oubliant sous les «feux de la rampe» et grisés par la notoriété (sic!) à portée de voix, dire la chose et son contraire et même des idioties (on a même vu un jour un imam connu , énervé, lors d'un débat télévisé - une télé «algéro-étrangère», bien que les télés publiques ne sont pas indemnes de dérives langagières - sur la laïcité, je crois, dire une très grosse grossièreté en direct à une heure de grande écoute), porter des jugements de valeur à la limite d'accusations, de contre-vérités, d'insultes même. On a vu une députée «insulter» une région? Chacun «daïr rayou» !

Problème de formation et d'éducation ? Problème de niveau d'animation? Problème de gestion des plateaux et des rédactions? Problème de non-prise de conscience de l'importance de l'influence des médias utilisés (dont les réseaux sociaux) et des dégâts pouvant être causés sur les publics? Problème de jeux politiques malsains? Problèmes d'ego surdimensionnés ? D'ambitions mal placées? De tout un peu, un peu de tout.

Mais aussi, et surtout, une méconnaissance quasi-totale du poids et du choc des mots dans le discours destiné au grand public en continuant à les (les mots) utiliser comme d'habitude, c'est-à-dire en petit comité, comme dans le quartier, au café du coin, lors d'une partie de dominos ou de pétanque ou de foot à six. Bref, selon son bon plaisir et non selon l'intérêt général ou public, et souvent sans réfléchir aux effets et conséquences. Ceci dit surtout pour les questions relevant de la gestion de l'Etat et du pays. Il est vrai qu'à l'école et même à l'Université, on n'a pas beaucoup appris à lire, à comprendre, à argumenter, à douter, à critiquer, à parler, à discourir dans toutes les langues, nationales et étrangères. Les mots sont donc devenus de véritables maux. Des «mots-canaille» et des «lignes de sabordage et de mauvaise foi» (A.Cheniki) enrobés -chez les plus malins - de phrases mielleuses et de références à Dieu ; ce dernier étant mis à toutes les sauces ! Toujours pour emprunter au Pr A.Cheniki, universitaire-chercheur spécialiste, entre autres, du discours, les mots, avec le temps, ne sont pas -ne sont plus - seulement «souvent impuissants à exprimer notre pensée», mais «ils narguent le locuteur en évacuant le langage de la case communication, privilégiant le signifiant et une certaine opacité dont la complexité rend tout échange peu aisé». Pis encore, dérapages verbaux, langues qui fourchent et phrases qui s'égarent venant d'ignorants, d'incompétents et/ou d'esprits débiles (le tout associé aux autres types de manipulations dont la virtuelle quand il y a, en face, des malveillants, tous ceux que Nietzsche appelle «les hommes du ressentiment» prêts à toutes les trahisons et les forfaitures) font, quasi-volontairement, dans la «destruction massive» des esprits. Dans le cas des relations internationales, ils sont la cause première de leur détérioration et des crises.