Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Journalisme : hier, aujourd'hui et demain ?

par Belkacem Ahcene-Djaballah

La leçon de journalisme nous vient, cette fois-ci, du Kenya. Trois journalistes d'une station radio ont été licenciés après une polémique qui a duré toute une semaine. Animateurs d'une émission, ils avaient suggéré qu'une femme victime de violences pouvait être en partie responsable de son agression.

La jeune femme a été gravement blessée, après avoir été défenestrée du 12e étage par un homme dont elle a refusé les avances. L'histoire a fait couler beaucoup d'encre dans le pays. Les animateurs sanctionnés ont laissé entendre que les Kényanes sont «trop faciles, trop accessibles, trop aguichantes», déclenchant de violentes réactions ayant poussé leur radio à les suspendre dans un premier temps et l'émission a, quant à elle, été suspendue pendant 6 mois. Bien fait, vite fait.

Les mis en cause ont présenté leurs excuses. «Je reconnais que mes déclarations insensibles et blessantes pouvaient être interprétées comme encourageant une culture de la violence contre les femmes», a déclaré Shaffie Weru, l'un des journalistes sanctionnés. «Je m'excuse sincèrement pour tout le mal que j'ai causé», a déclaré son collègue Joe Mfalme. Hélas, trop tard, le mal était fait. Où en sommes-nous ? Que d'avertissements, de sanctions et d'oublis ! De mal en pis.

Au tout début des années 90, nous étions cités en exemple de journalisme libre (vis-à-vis des pouvoirs dont l'économique) et responsable (vis-à-vis des lecteurs et de la société dans son ensemble), voyant même des envoyés spéciaux africains venir à Alger se documenter sur la nouvelle expérience de la presse «indépendante» nationale (le terme «privé» était, faut-il le rappeler, abhorré par tous les journalistes, les nouveaux «patrons» y compris). On s'intéressait tout particulièrement à la perception et à la mise en œuvre du concept de «service public», lequel, il faut le dire et le redire, est différent du concept de «secteur public», le premier étant une mission morale (applicable par tous ceux qui y souscrivent ou selon un cahier des charges) alors que le second est une organisation économique (comprenant les organes propriété de l'Etat, de l'Etat, je précise bien).

Par la suite, les événements (le terrorisme, le contre-terrorisme, les manœuvres politiciennes...) pour la plupart tragiques ont faussé le «jeu» et empoisonné les relations sociales et interpersonnelles. Le sens noble du «service public» s'est retrouvé rapidement jeté dans les oubliettes. Il faut avouer qu'on pensait surtout à sauver sa peau tout en sachant que certains allaient s'en mettre plein les poches. Puis vint le système bouteflikien, lequel avec ses bouteflikistes enragés, aux commandes du pays, des institutions et des entreprises médiatiques clés a réussi la prouesse, tout en donnant l'illusion de liberté (surtout commerciale), et ne s'occupant, à sa manière, que du secteur public, allait plonger le secteur «privé» de la communication dans une certaine anarchie faisant oublier aux journalistes (tout particulièrement les nouveaux venus, confrontés au chômage) les règles basiques du travail (ce qui a favorisé leur exploitation surtout par les nouveaux maîtres de la presse et de la communication) journalistique et encore plus les composantes de la notion de «service public».

Aujourd'hui donc, on se retrouve coincé entre un pouvoir (ou une administration) qui cherche à re-construire un nouvel ordre médiatique (pas facile avec les dégâts causés - dans un paysage où le commerçant a pris la place de l'entrepreneur et/ou du commercial - et les retards réglementaires cumulés) et un nouveau monde de la presse ne respectant ni les textes réglementaires, ni les règles basiques du métier. Tag âala man tag ! Les réseaux sociaux envahissants (comme hier les télés étrangères parabolées) ont rendu encore plus que difficile le suivi par les publics, par l'administration de régulation, par la justice, par les journalistes eux-mêmes. Des semblants de liberté et une bonne dose d'irresponsabilité, sous couvert d'engagement (plutôt de la légèreté).

Les «anciens» pour la plupart sinon la totalité sont déjà partis ou sont à la porte de sortie. Il en reste si peu. Quant aux moins anciens et certains nouveaux -quelques exceptions- ils se retrouvent obligés, tout en défendant les idéaux de la liberté de la presse et de la communication, et celui du service public dans le secteur public et dans le secteur privé, de supporter le lourd poids inhérent au «leadership» (parfois sans vraiment le vouloir) en matière d'exemplarité et de responsabilité. Un peu beaucoup !

Observation : Lorsque la presse est née, on avait prédit la mort du livre. Lorsque la radio est née, on avait prédit la mort de la presse écrite. Lorsque la télé est née, on avait prédit la mort de la radio. Lorsque la télé s'est mise à diffuser du film, on avait prédit la mort du cinéma. Maintenant que nous avons l'internet, on prédit la mort de (presque) tous les autres médias, surtout la presse écrite. Bien sûr, des hauts et des bas, mais tous les «morts» ont ressuscité, étant souvent bien mieux portants que par le passé. Là où il y a du bon engrais culturel, il y a toujours de l'espoir !