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Pensée critique et harcèlements

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Kafka n'aurait pas fait mieux. Il est vrai qu'au pays où le charlatanisme et même la sorcellerie -nés durant les années rouges 90, grandis au début des années 2000 et «officialisés» (puisque écumant les plateaux des télés et les colonnes de certains journaux) à partir des années 2010- tiennent le haut du pavé avec des pratiques au vu et au su de tous, on ne pouvait s'attendre à moins.

Le pire, c'est que le mouvement d'agressions de « l'ignorance sacrée » (N.Boukrouh), cuite au «brasier du littéralisme» et de l'obscurantisme (F.Lounis) a débordé, gagnant en ampleur avec l'absence de réactions officielles (ou le retard des réactions comme celles de l'Arav) dans le lit de la Justice.

Voilà donc qu'un «enseignant» de l'université de Sidi Bel Abbès «appuyé par un groupe de citoyens» ont, nouveaux gardiens du temple, après avoir lancé toute une campagne de dénigrement (par réseaux sociaux interposés), «engagé des poursuites judiciaires» contre l'islamologue connu et reconnu, Saïd Djabelkhir, l'islamologue (maniant à la fois l'arabe, le français et le berbère) aux œuvres académiques et scientifiques multiples. Ils l'accusent, tenez-vous bien, «d'atteinte à l'Islam» et de «moqueries sur les hadiths de la Sunna et du Prophète» pour des posts - introuvables - dans facebook. Pas moins ! On se croirait en Iran, au Pakistan ou en Egypte il y a peu (ici, on se souvient de la campagne qui avait visé, en 1995, le penseur islamologue et universitaire Nacer Abou-Zeid, l'accusant d'«apostasie», l'obligeant à se «séparer» de son épouse et à s'exiler durant quinze ans). Même plus en Arabie saoudite et même pas aux Emirats arabes unis. En fait, ce sont les interventions sur des plateaux de chaînes de télévision et les publications sur les réseaux sociaux de Saïd Djabelkhir qui, apportant une nouvelle lecture de la tradition et pensée, grâce aux outils de la méthode historico-critique, ne sont pas appréciées par plus d'un, notamment ceux appartenant au courant conservateur et intégriste. La «haine» est encore plus forte lorsque la nouvelle lecture vient d'un arabisant de qualité. De la trahison, quoi !

En 2019 déjà, il avait reçu des menaces de mort après avoir donné son avis, sur une chaîne de télévision, sur le Ramadhan. Pour lui, et ce n'est pas une thèse nouvelle ou originale dans le monde arabo-musulman, le jeûne du Ramadhan ne serait pas obligatoire mais libre, une idée qui s'appuie aussi sur le principe qu'il n'y a pas de contrainte en religion («la iqraha fi dinn»).

Le drame dans cette affaire bien scabreuse (et assez inquiétante car elle met en exergue l'existence d'une capacité de nuisance, «indirecte» certes mais aux possibles conséquences tragiques, avec tous les «illuminés» qui traînent ici et là), la montée d'une intolérance certaine à l'encontre de toute pensée ou réflexion critique des pratiques religieuses. Ibn Taymiyya ressuscité et ses adeptes d'ici et d'ailleurs aux anges ! Ce qui est strictement aberrant lorsque on croise dans nos rues, cafés et stades, le nombre effarant de personnes, jeunes et vieux, hommes et parfois femmes, qui emportés par leurs dépits et colères ( ?) profèrent continuellement -et à grands cris, au vu et au su de tous, femmes et enfants y compris- des jurons blasphématoires. Des procès qui se perdent, Mr l' «enseignant» ? Ce qui est strictement aberrant lorsqu'on voit des mosquées bondées puis, juste après, sur les étals des magasins et marchés tenus par beaucoup de ceux-là mêmes qui y priaient (heureusement, pas tous), des prix de vente «gonflés» plus qu'il n'en faut et l'exposition de produits pourris ou périmés. L'hypocrisie tous azimuts !

Pourquoi ce «procès» ? Bien sûr, un peu d'une «conviction» de «bien faire» en tant que «redresseur» cultuel (une tyrannie new look de la «théologie des foules» ?), mais aussi et surtout en ces moments d'ébullition politique (nouvelle Constitution, nouvelles élections locales et législatives, nominations aux nombreux nouveaux Conseils?), bien des places sont «à prendre». Ce qui n'est pas condamnable. Ce qui l'est, c'est le fait de s'en prendre à l'élite intellectuelle du pays (ce qui en reste !) laquelle, en cas de condamnation par la justice et de harcèlements médiatico-populistes , même minimes, n'a de planche de salut que l'exil ou le silence ou, ce qui est le moins souhaitable, la radicalisation des partisans de la «liberté de pensée» et la mort de la pensée critique. C'est, peut-être, ce qui est recherché par tous ceux qui - en pensant aux «heures de gloire» (sic !) de la décennie verte devenue assez vite rouge - n'ont pas réussi à «récupérer» le hirak.