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L'historien Fouad Soufi sur le rapport Stora: Comment sortir de «l'argumentaire politique» ?

par El-Houari Dilmi

  Le rapport Stora sur la « colonisation et la guerre d'Algérie » continue de susciter des réactions sur les deux rives de la Méditerranée. En effet, bien que critiqué par certaines voix en Algérie, le rapport de l'historien français Benjamin Stora pourrait ouvrir le débat «en dehors de l'argumentation politique», affirme son collègue algérien Fouad Soufi dans un entretien avec l'AFP. Fouad Soufi, spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie, expert des archives, reconnaît la complexité de la tâche confiée à M. Stora par le président Macron, face aux « courants nostalgériques » et à ceux « foncièrement anti-France en Algérie », estime-t-il. « Il a essayé de passer entre ces deux positions extrémistes pour faire appel au bon sens et tisser entre les deux pays des passerelles dans la sérénité », ajoute M. Soufi. A ce stade, «son apport le plus important est d'ouvrir le débat en Algérie», a encore estimé le chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) d'Oran, ajoutant que Benjamin Stora « n'a formulé que des préconisations » à l'attention du chef d'Etat français, dont la création d'une commission «Mémoire et Vérité». Le dernier communiqué de l'Elysée, dans lequel était dit qu'il n'y aura pas « de repentance ni d'excuses » mais de simples « actes symboliques », a suscité de vives critiques dans les médias et dans la rue algérienne. « On va enfin discuter de ce qu'il faut demander à la France, de quelle attitude va être celle de l'Algérie, en dehors de ceux qui préconisent la cassure totale », a encore indiqué Fouad Soufi, pour lequel le dialogue mémoriel « présuppose qu'on discute en dehors de l'argumentation politique ». Et d'espérer que le rapport Stora puisse « marquer un nouveau cap dans la quête de réconciliation ».

« L'émergence de nouvelles générations qui n'ont pas connu la période coloniale favorisera ce travail d'apaisement », a encore affirmé le chercheur en Histoire, regrettant au passage « la cristallisation, notamment dans les médias, autour des deux dossiers ultra-sensibles de la demande de repentance française et des harkis ». S'il estime que des excuses ne sont « pas essentielles » à la réconciliation des mémoires, il relativise la place donnée dans le rapport Stora à la question des harkis, « désormais peu nombreux », selon lui. Alors que l'historien français préconise de faciliter leurs déplacements et ceux de leurs enfants, M. Soufi assure que «les enfants de harkis n'ont jamais été interdits du territoire algérien». Les mesures symboliques voulues par Emmanuel Macron, comme la restitution en juillet de 24 crânes de résistants anticoloniaux du XIXe siècle sont «des gestes simples et donc faisables». Elles visent notamment à « inscrire l'histoire d'Algérie en France », avec par exemple la proposition de Benjamin Stora d'installer une stèle en hommage à l'Emir Abdelkader à Amboise (centre de la France), où le héros national algérien a été détenu avec plusieurs membres de sa famille en 1848. Le contentieux principal, estime M. Soufi, reste celui des archives, pomme de discorde entre Alger et Paris, notamment en ce qui concerne la domiciliation des documents originaux.

Les archives: pomme de discorde entre Alger et Paris

« Dans les relations d'Etat à Etat, les archives sont un point nodal. Un Etat sans ses archives n'est pas un Etat », juge cet ancien archiviste. Alors qu'Alger demande la restitution de «la totalité» des archives se rapportant à l'histoire nationale, Paris s'en tient à un « accès facilité » pour les chercheurs des deux pays. Et si le rapport Stora propose que « certaines archives (originaux) soient récupérées par l'Algérie », il ne mentionne pas lesquelles, ne faisant référence ni à celles de la Régence d'Alger, sous l'Empire ottoman, ni à celles de l'Armée de libération nationale (ALN) pendant le conflit. « Les archives nous rattachent au plus profond de nos racines et tout ça, ce sont les Français qui nous l'ont appris », plaide Fouad Soufi. Parmi ses propositions pour une « réconciliation des mémoires » entre Paris et Alger, l'historien français Benjamin Stora recommande la reconnaissance par la France de l'assassinat, maquillé en suicide, de l'avocat le chahid Ali Boumendjel pendant la «bataille d'Alger» en 1957.

Plus de 60 ans après, sa nièce Fadela Boumendjel-Chitour, professeur de médecine et militante des droits humains, se souvient avec émotion de son oncle, dont la mort «a façonné» son adolescence, a-t-elle déclaré à l'AFP. La voix nouée, son récit entrecoupé de larmes, la septuagénaire dénonce un «mensonge de l'Etat (français) qui fut dévastateur». La veuve d'Ali Boumendjel, ses parents, sa fratrie et un de ses fils sont morts sans que la vérité ne soit révélée officiellement. «Lorsque nous avons appris le 9 février 1957 son arrestation, mon père était alors avocat à Paris. Je me souviens à quel point la simple annonce de son arrestation a constitué un électrochoc pour mon père», raconte Mme Boumendjel-Chitour. Ce qui a bouleversé sa famille, c'est que jusqu'aux aveux du général parachutiste Paul Aussaresses en 2000, la mort d'Ali Boumendjel a été maquillée en suicide. «Je crois que les responsables politiques français ne mesurent pas à quel point des familles entières ont été dévastées par les mensonges d'Etat», souligne la nièce du militant assassiné. Elle aimerait que l'on reconnaisse que « le colonialisme est une atteinte à la dignité humaine au même titre que la Shoah et l'esclavage ». « La réhabilitation (d'Ali Boumendjel) est une approche de la vérité. C'est bien, à condition que l'on reconnaisse qu'il a été sauvagement torturé durant des semaines et que son assassinat a été masqué en suicide », dit-elle du rapport Stora.