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Justice, morale et vindicte populaire

par Ghania Oukazi

  En janvier, le président de la République a instruit le gouvernement d'élaborer une loi condamnant la discrimination, la haine et l'incitation à la fitna. Mardi dernier, accablé par la douleur et l'épreuve du deuil, Ahmed Ouyahia devait subir le mépris et la haine que les autorités politiques et militaires ont voulu lui infliger en public.

A l'époque, Abdelmadjid Tebboune a justifié sa demande d'une telle loi par la recrudescence de ces fléaux à travers les réseaux sociaux. C'est ce que le communiqué de la Présidence rendu public à cet effet a noté en précisant que cette loi est pour «faire face à ceux qui exploitent la liberté et le caractère pacifique du Hirak (mouvement populaire) pour brandir des slogans portant atteinte à la cohésion nationale. Lorsqu'il a présenté son texte tout au début du mois d'avril devant le Parlement, le ministre de la Justice, garde des Sceaux a ainsi soutenu que «sont considérés comme étant des actes haineux, toutes formes d'expression qui propagent, encouragent ou justifient la discrimination ainsi que celles qui expriment la raillerie, le mépris, l'humiliation, la haine ou la violence». Une telle approche plaide en même temps, comme l'a voulu Tebboune, pour « la création d'un Observatoire national chargé de la détection et de l'analyse de toutes les formes et aspects de la discrimination et de la haine, d'en rechercher les causes et de proposer les mesures et procédures nécessaires à leur prévention». Adoptés en avril dernier, le texte tout autant que certains articles du code pénal ne mentionnent donc pas expressément le «Hirak» comme l'a fait le président de la République. Les dispositions de ces textes de loi sont applicables en toute circonstance pour peu qu'elles le soient pour punir des faits qui risquent de disloquer la société et déstabiliser le pays s'il est mis sous l'emprise de règlements de comptes et de velléités de vengeance.

«J'étais scandalisé !»

Les images d'un Ouyahia menotté assistant à l'enterrement de son frère, qui était aussi son avocat, a jeté un profond effroi chez ceux qui défendent les droits de l'homme, luttent pour leur garantie et leur respect. Images qui se confondent dangereusement «avec le mépris, l'humiliation, la haine et la violence (morale). Offusqués par un traitement aussi inhumain envers un prisonnier, menottes aux mains, qui pleurait son frère dans un cimentière, par des images aussi dégradantes, avilissantes et méprisables pour la République, ces hommes et ces institutions, des journalistes nous ont rappelé dans quelles conditions ils avaient été appelés à faire des interviews avec des terroristes. «A chaque fois qu'on le faisait, le terroriste était encadré de deux militaires mais avait les mains libres, il n'était pas menotté». L'on se demande laquelle des deux images s'accorde avec les exigences des lois de l'Etat et celles universelles, celle d'un terroriste les mains libres durant les années 90 qui répond aux questions de journalistes ou celle aujourd'hui d'un Ouyahia menotté dans un cimentière assistant à la mise sous terre de la dépouille de son frère terrassé la veille par une crise cardiaque... «Personnellement, j'étais scandalisé par de telles images, il ne faut pas ajouter de l'humiliation à la douleur morale d'une personne quels que soient les faits qu'elle ait commis», nous a dit hier Me Mustapha Farouk Ksentini. Pour l'homme de droit et de loi qu'est notre interlocuteur, voir Ahmed Ouyahia enchaîné et entouré d'un nombre important de gendarmes comme si c'était un tueur en série, c'est terrible... Il a quand même incarné l'Algérie pendant de longues années, il doit garder sa stature, on lui doit le respect à un moment aussi douloureux que celui de l'enterrement de son propre frère, cet avocat modèle qu'on a connu gentil, serviable, respectable (...)».

«Procès de Toufik à la rentrée»

Ksentini estime qu'«il ne faut jamais exposer qui que ce soit à la vindicte populaire; voir Ouyahia menotté est une image tellement négative qu'on pourrait mettre en danger sa propre vie et celle de sa famille, on peut le combattre loyalement, sans haine, sans mépris, sans le jeter en pâture (...), la justice doit être bien au-dessus de tout ça». Interrogé sur l'incidence des dispositions de la loi relative à la prévention et à la lutte contre la discrimination et le discours de la haine sur des situations aussi affligeantes, Maître Ksentini affirme qu'«il est strictement difficile de trouver une condamnation pénale à cela». Mais au plan de la morale, «c'est hautement condamnable surtout lorsque la personne est en deuil». Il estime que « l'Etat n'a pas à se rabaisser». Au passage, l'avocat nous apprend que le procès de Djamel Ould Abbès aura lieu à la mi-août. «Au-delà des faits qui lui sont reprochés, Ould Abbès a 87 ans, il est atteint de graves maladies chroniques imputables à son âge, l'incarcérer et le maintenir en prison, c'est l'envoyer à la mort, sans la moindre exagération», nous dit-il. Pour lui, «Ould Abbès relève de la justice divine et non de celle des hommes». Autre information de sa part, «après le recours extraordinaire qui a été introduit, le dossier de Mohamed Médiène (Toufik), Athmane Bachir Tartag et Saïd Bouteflika a été transféré il y a une dizaine de jours du tribunal de Blida à la Cour suprême». Me Ksentini pense que «le procès aura lieu dans des délais raisonnables, c'est-à-dire dans deux ou trois mois, à la rentrée (...)».