Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Les cygnes blancs de 2020

par Nouriel Roubini*

NEW YORK - Dans mon livre de 2010, Crisis Economics, j’ai défini les crises financières non pas comme les événements de type « cygne noir » décrits par Nassim Nicholas Taleb dans son best-seller éponyme, mais comme des « cygnes blancs ». Selon Taleb, les cygnes noirs sont des événements qui apparaissent de manière imprévisible, comme une tornade, à partir d’une distribution statistique à queue épaisse. Mais j’ai soutenu que les crises financières, du moins, ressemblent plutôt à des ouragans : elles sont le résultat prévisible de vulnérabilités économiques et financières et d’erreurs politiques.

Nous devrions nous attendre parfois à ce que le système atteigne un point critique - le « Moment Minsky» - où un boom et une bulle se transforment en crash et en faillite. Ces événements ne concernent pas les «inconnues inconnues», mais plutôt les «inconnues connues».

Au-delà des risques économiques et politiques habituels que redoutent la plupart des analystes financiers, un certain nombre de cygnes blancs potentiellement sismiques pointent déjà à l’horizon de cette année. Chacun d’entre eux pourrait déclencher de graves perturbations économiques, financières, politiques et géopolitiques, sans précédents depuis la crise de 2008.

Pour commencer, les États-Unis sont enfermés dans une rivalité stratégique croissante avec au moins quatre puissances révisionnistes implicitement alignées : la Chine, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord. Ces pays ont tous intérêt à remettre en cause l’ordre mondial dirigé par les États-Unis : 2020 pourrait être une année décisive pour eux, en raison des élections présidentielles américaines et du changement potentiel des politiques mondiales américaines qui risquent d’en découler.

Sous le Président Donald Trump, les États-Unis tentent de contenir voire même de déclencher des changements de régime dans ces quatre pays par des sanctions économiques et par d’autres moyens. De même, les quatre révisionnistes veulent affaiblir le pouvoir de contraindre et de convaincre de la puissance américaine à l’étranger en déstabilisant les États-Unis de l’intérieur par une guerre asymétrique. Si les élections américaines dégénèrent en rancœur partisane, dans le chaos, dans des décomptes de voies contestés et dans des accusations d’élections « truquées », ce sera tout à l’avantage des rivaux de l’Amérique. Un délitement du système politique américain affaiblirait la puissance américaine à l’étranger.

En outre, certains pays ont un intérêt particulier à voir Trump s’en aller. La menace aiguë qu’il pose au régime iranien donne toutes les raisons d’envenimer le conflit avec les États-Unis dans les prochains mois - même si cela implique de risquer une guerre à grande échelle - au risque que la flambée des prix du pétrole qui s’ensuive ne provoque un krach du marché boursier américain, ne déclenche une récession et ne réduise à néant les perspectives de réélection de Trump. Oui, le consensus est que le massacre ciblé de Qassem Soleimani a découragé l’Iran, mais cet argument ne tient pas compte des motivations perverses du régime. La guerre entre les États-Unis et l’Iran est probable cette année : selon l’adage, le calme actuel est celui qui précède la tempête.

En ce qui concerne les relations entre les États-Unis et la Chine, le récent accord « phase 1 » n’est qu’une solution temporaire. La guerre froide bilatérale sur la technologie, les données, les investissements, la monnaie et la finance s’intensifie dès à présent très fortement. L’épidémie de COVID-19 a renforcé la position de ceux aux États-Unis qui plaident en faveur du confinement, et a renforcé le dynamisme de la tendance plus large de « découplage » des relations sino-américaines. À plus court terme, l’épidémie sera probablement plus grave que prévu actuellement et la perturbation de l’économie chinoise aura des répercussions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales - notamment sur les intrants pharmaceutiques, dont la Chine est un fournisseur clé - et sur la confiance des entreprises, qui seront toutes plus graves que ne le suggère la complaisance actuelle des marchés financiers.

Bien que la guerre froide sino-américaine soit par définition un conflit de faible intensité, une forte escalade est probable cette année. Pour certains dirigeants chinois, ce ne peut pas être une simple coïncidence que leur pays subisse simultanément une énorme épidémie de grippe porcine, une grippe aviaire aiguë, une épidémie de coronavirus, une instabilité politique à Hong Kong, la réélection du président indépendantiste et l’intensification d’opérations navales américaines dans l’Est et le Sud de la mer de Chine. Même si la Chine ne peut s’en prendre qu’à elle-même si elle cherche le responsable de certaines de ces crises, l’opinion dominante à Pékin est en train de tourner à une atmosphère de conspiration.

Mais l’agression ouverte n’est pas vraiment une option à ce stade, compte tenu de l’asymétrie de puissance conventionnelle. La réponse immédiate de la Chine aux efforts de confinement américains prendra probablement la forme d’une cyber-guerre. Il y a plusieurs cibles évidentes. Les pirates informatiques chinois (et leurs homologues russes, nord-coréens et iraniens) pourraient interférer dans les élections américaines en inondant les Américains de désinformation et de trucages vidéo élaborés. Alors que l’électorat américain est déjà si polarisé, il n’est pas difficile d’imaginer que des partisans armés descendent dans les rues pour contester les résultats, ce qui conduirait à de graves violences et au chaos.

Les puissances révisionnistes pourraient également attaquer les systèmes financiers américains et occidentaux - en particulier la plateforme SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications). La présidente de la Banque centrale européenne Christine Lagarde a déjà averti qu’une attaque informatique contre les marchés financiers européens pourrait coûter 645 milliards de dollars. Les responsables de sécurité ont exprimé quant à eux des inquiétudes similaires à l’égard des États-Unis, où une gamme encore plus large d’infrastructures de télécommunications est potentiellement vulnérable.

D’ici l’année prochaine, le conflit entre les États-Unis et la Chine pourrait passer d’une guerre froide à une guerre quasi-chaude. Un régime et une économie chinoise gravement mis à mal par la crise de COVID-19 et confrontés à une agitation des masses vont devoir trouver un bouc émissaire externe et probablement jeter leur dévolu sur Taiwan, Hong Kong, le Vietnam et les positions navales américaines en mer de Chine orientale et méridionale : la confrontation pourrait dégénérer en accidents militaires de plus en plus importants. Elle pourrait également poursuivre « l’option nucléaire » financière de dumping de ses avoirs en bons du Trésor américain en cas d’escalade. Étant donné que les actifs américains représentent une telle part des réserves étrangères de la Chine (et, dans une moindre mesure, de la Russie), les Chinois craignent de plus en plus que ces actifs puissent être gelés par des sanctions américaines (comme celles déjà utilisées contre l’Iran et la Corée du Nord).

Bien sûr, le dumping des bons du Trésor américain entraverait la croissance économique de la Chine si les actifs en dollars étaient vendus et convertis en renminbi (dont le cours augmenterait). Mais la Chine pourrait diversifier ses réserves en les convertissant en un autre actif liquide qui soit moins vulnérable aux sanctions primaire ou secondaire, à savoir l’or. En effet, la Chine ainsi que la Russie ont accumulé des réserves d’or (ouvertement et secrètement), ce qui explique la hausse de 30 % des prix de l’or depuis le début de l’année 2019.

Dans un scénario de liquidation, les gains en capital sur l’or compenseraient toute perte résultant du dumping des bons du Trésor américain, dont les rendements pourraient augmenter à mesure que leur prix et leur valeur du marché chuteraient. Jusqu’à présent, la réorientation de la Chine et de la Russie vers l’or s’est produite lentement, sans affecter les rendements du Trésor. Mais si cette stratégie de diversification accélère, comme cela est probable, elle pourrait provoquer un choc sur le marché des bons du Trésor américain, ce qui pourrait conduire à un ralentissement économique brutal aux États-Unis.

Les États-Unis, bien sûr, ne vont pas rester les bras croisés s’ils sont la cible d’une attaque asymétrique. Ils ont déjà fait augmenter la pression sur ces pays par des sanctions et par d’autres formes de guerre commerciale et financière, sans parler de leurs propres capacités mondiales de cyber-guerre. Les cyber-attaques des États-Unis contre les quatre rivaux continueront de s’intensifier cette année, augmentant le risque de la toute première guerre mondiale cybernétique et de troubles économiques, financiers et politiques massifs.

Au-delà du risque de graves escalades géopolitiques en 2020, il existe des risques supplémentaires à moyen terme associés au changement climatique, qui pourraient provoquer des catastrophes environnementales coûteuses. Le changement climatique n’est pas seulement un géant qui va faire des ravages économiques et financiers dans les prochaines décennies. C’est une menace qui existe ici et maintenant, comme l’ont démontré la fréquence et la gravité croissantes de phénomènes météorologiques extrêmes.

En plus du changement climatique, il existe des preuves que des événements sismiques distincts profonds sont en cours, devant conduire à des mouvements mondiaux rapides dans la polarisation magnétique et l’accélération des courants océaniques. Chacun de ces développements peut laisser présager un événement environnemental de type cygne blanc, notamment des « points critiques » climatiques tels que l’effondrement des principales calottes glaciaires en Antarctique ou au Groenland dans les prochaines années. Nous savons déjà que l’activité volcanique sous-marine est en augmentation : que se passera-t-il si cette tendance se traduit par une acidification marine rapide et par l’épuisement des stocks de poissons mondiaux dont dépendent des milliards de personnes ?

En ce début d’année 2020, voilà où nous en sommes : les États-Unis et l’Iran ont déjà eu une confrontation militaire qui va probablement s’intensifier bientôt ; la Chine est en proie à une épidémie virale qui pourrait devenir une pandémie mondiale ; la cyber-guerre est en cours ; les principaux détenteurs de bons du Trésor américain poursuivent des stratégies de diversification ; les candidats aux primaires du Parti Démocrate révèlent des failles dans l’opposition à Trump et émettent déjà des doutes sur les processus de dépouillement des votes ; les rivalités entre les États-Unis et les quatre puissances révisionnistes s’intensifient ; et les coûts réels du changement climatique et d’autres tendances environnementales sont en train d’augmenter.

Cette liste n’a aucune prétention à être exhaustive, mais elle indique ce à quoi nous pouvons raisonnablement nous attendre en 2020. Les marchés financiers, quant à eux, restent totalement dans le déni des risques, convaincus qu’une année calme, voire heureuse, attend les grandes économies et les marchés mondiaux.

*PDG de Roubini Macro Associates - Et professeur d’économie à la Stern School of Business, NYU.