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Recomposer la société, refonder l'État

par Arezki Derguini

Apprends ! Apprendre ne te transformera pas en subordonné. Tu prendras des maîtres, tu en changeras et deviendras maître toi-même.

Pas besoin de chef pour apprendre, se transformer, mais des références, des autorités sans pouvoir de contrainte. Ainsi peut-on caractériser le système segmentaire en opposition au système hiérarchique de classes occidental, mais aussi le futur régime civil algérien, s'il doit y en avoir un, au régime militaire. Car les deux régimes, les deux systèmes sociaux et politiques dont ils relèvent n'appartiennent pas aux mêmes trajectoires historiques. C'est pourquoi le mouvement social ne viendra pas à bout du régime militaire, il accompagnera sa décomposition, avec le risque que celui-ci métastase, ou sa refondation. C'est donc d'une métastase qui va faire pulluler les cellules cancérigènes dans le corps social qu'il faut se prémunir en refondant le pouvoir militaire. L'État westphalien[1], ce corps étranger ne sera pas phagocyté par le milieu social, soutenu, justifié qu'il est par des forces extérieures puissantes. Sa décomposition affectera le corps social qu'il voudra tenir par ses métastases. Car quoi qu'il en soit, la contrainte physique ne doit pas échapper à des forces que d'autres extérieures continueront d'armer pour que leur travail d'extraction de ressources à bon marché puisse se poursuivre.

Le mouvement social n'a pas pour objectif de prendre le pouvoir [2] au contraire des partis et organisations politiques dont telle est la finalité postulée. Il a pour objectif qu'un groupe social ne monopolise pas la contrainte physique. Le divorce entre les organisations politiques instituées par l'État central et le mouvement social a des racines profondes. C'est que les organisations politiques sont des prolongements de l'État westphalien. Elles s'inscrivent dans son fonctionnement. Elles visent à la conquête du pouvoir politique. Le mouvement social a pour objectif que la société se prémunisse d'une monopolisation de la violence légitime et de la fonction pastorale (M. Foucault) par un groupe social, une classe ou un clan. Car il conteste l'État comme instance transcendant la société. Se prémunir d'une métastase du corps militaire, c'est substituer à la conception d'un État transcendant, un État westphalien héritier de l'Église pastorale (M. Foucault), la conception d'un État immanent à la société. C'est contester l'extraterritorialité de la société militaire congruente à la société de classes guerrière (G. Duby). C'est la reterritorialiser. La société algérienne n'a pas supporté objectivement et subjectivement la division sociale du travail de classes entre guerriers et producteurs. Cette division que lui a imposée l'État westphalien n'a pas prise sur elle, elle ne l'a pas convaincue, ne l'a pas conduite au succès. Elle n'a pas gagné ses titres de noblesse ni dans le passé ni présentement. Cette division plaquée de l'extérieur a été incapable de libérer une progression de la division sociale du travail comme ce fut le cas dans les sociétés souches, sociétés guerrières conquérantes. Elle a prolétarisé et atomisé les forces sociales, égarant ses savoirs anciens et s'égarant dans les savoirs modernes. Elle a déstructuré ses anciens collectifs sans en produire de nouveaux plus performants.

Pierre Clastres se base sur un texte de R. Lowie analysant les traits distinctifs du chef indien, pour isoler trois propriétés essentielles du leader indien. Premièrement, le chef doit être un « faiseur de paix ». Deuxièmement, il doit être généreux de ses biens et troisièmement il doit être un bon orateur. Seul en temps de guerre s'impose un modèle de chef coercitif. Le second trait caractéristique de la chefferie indienne, la générosité, paraît être plus qu'un devoir : une servitude. Cette obligation de donner, à quoi est tenu le chef, est en fait vécue par les Indiens comme une sorte de droit de le soumettre à un pillage permanent [3].

Cette analyse du pouvoir dans les sociétés indiennes d'Amérique pourrait constituer un bon point de départ pour l'analyse du pouvoir dans notre société. Tout se passe comme si à l'indépendance nous n'étions pas sortis de l'état de guerre. Mais cette fois avec un peuple désarmé. Le peuple en armes est retourné à ses activités de temps de paix, mais une armée des frontières s'est donné la mission de le transformer. Les contradictions de la société algérienne ont-elles été aplanies ?

Au lieu de nous mouvoir selon nos propres contradictions nous avons importé les contradictions que charrie l'État westphalien : entre l'État et l'Église (laïcité, islamisme), entre cette société (régionalismes, berbérisme, baathisme). Nous sommes en train de refaire les guerres de « religion » européennes.

La société traditionnelle était segmentaire parce qu'elle ne pouvait supporter l'entretien d'une classe de guerriers, d'être enrôlée dans des entreprises de conquêtes extérieures. Parce qu'elle ne supportait pas de se différencier en guerriers et producteurs pour donner le pouvoir aux premiers en s'appuyant sur une religion d'État. Lorsqu'une tribu parvenait à en soumettre d'autres militairement, elle ne se différenciait pas non plus en une classe de producteurs et une autre de guerriers et de prêtres propriétaires. Elle ne parvenait pas à conserver son esprit guerrier pour soumettre longtemps les autres tribus, ces autres « peuples en armes ». Nous sommes un peuple en armes, un peuple combattant, et c'est ce que la période postcoloniale a essayé de nous faire oublier. Un peuple qui ne s'arme que pour se défendre et non pour conquérir et soumettre d'autres peuples. Notre armée professionnelle conserve ce trait. Si la France nous a occupés militairement, le peuple a continué son combat jusqu'à l'indépendance. Il a été désarmé, il s'est réarmé et n'a pas renoncé à sa liberté.

Ce n'est pas une armée professionnelle qui l'a libéré. Cela lui a coûté cher en temps, en destructions matérielles et en vies humaines. Qu'aurait pu faire une armée, si l'on croit que c'est ce qui nous faisait défaut. Qu'a pu l'armée irakienne face à l'armée américaine ? Dans quel état le régime dictatorial de Saddam a laissé la société irakienne pour se protéger et protéger ses ressources ? Quelles forces aujourd'hui pour recomposer la société irakienne ? Et dans quel environnement ! Le peuple en armes ne renonce pas à se défaire des chefs qui veulent lui commander en toutes circonstances. Pas besoin de rituel électoral pour ce faire. Un chef est fait pour être défait et non pas pour accumuler des forces, consolider sa position. Défait par sa générosité ou défait par les circonstances. Un chef de guerre cesse d'être un chef une fois la guerre terminée.

Le corps militaire se décomposera-t-il nécessairement ? Entrera-t-il en métastase ? La réponse dépend de son aptitude à se refonder, à devenir un prolongement de la société. Il entrera en métastase quand mal entretenues ses cellules n'arriveront plus à se dupliquer, à recréer leur environnement. Des cellules muteront alors, se développeront de manière anormale et toxique, se propageront au reste du corps social pour le désorganiser davantage, le soumettre à leur loi. L'Afrique en offre le spectacle. Il faut rappeler que le modèle d'État que nous avons adopté est celui d'une société de classes où une classe, un monarque de droit divin a monopolisé la violence légitime et que la bourgeoisie s'est gardée de défaire. Nous sommes dans un modèle de construction par le haut de la société. La théorie de Max Weber, l'État comme monopole de la violence légitime, a été produite dans le contexte historique d'une telle société de classes.

Le Léviathan de Hobbes de même. Un contexte de « guerres de religion ». Cet État est un corps étranger à la société segmentaire qui va métastaser en dégénérant, pour employer une métaphore biologique. Le corps social étant impuissant à le réduire et se l'incorporer, lui-même étant incapable de fabriquer la société de son genre, la société de classes. Ces deux incapacités vont produire la métastase. Le processus normal voudrait que le corps social assimile le corps étranger, le reconnaisse comme une partie de lui-même. Pourquoi ne veut-on pas voir que la société s'acharne à dépouiller l'État des richesses collectives qu'il a monopolisées ? À transformer les richesses publiques en richesses privées ? Pourquoi continue-t-on de penser que l'État prétendument transcendant est le meilleur défenseur du bien commun, de la propriété commune ?

Ce n'est pas par hasard si le communisme a opposé la dictature du prolétariat à la dictature de la bourgeoisie. Ce n'est pas un hasard non plus si la dictature du « prolétariat » est revenue à la dictature d'un parti unique, politico-militaire. La différence entre la démocratie, la dictature de la bourgeoisie et celle du parti unique revient à la différence des rapports de forces internes et externes à la société et à leur mode de stabilisation. Dans le premier cas, on observe une relative symétrie/asymétrie des rapports de forces internes et externes qui va être gérée par un mode de stabilisation pacifique. Une société en débats.

La société organisée consent aux rapports de pouvoir qu'elle établit avec la classe dirigeante et avec le monde dans la perspective d'une transformation des rapports de forces ou de leur consolidation. Dans le second et troisième cas, on assiste à une asymétrie des rapports de forces internes et externes dont la stabilité est acquise par la contrainte physique. Lorsque la société est rétive au rapport de pouvoir que souhaite la classe dirigeante, que cette dernière consent aux rapports de forces externes, la stabilisation des rapports de forces internes doit recourir à la contrainte physique.

Quand la classe dirigeante est instable quant aux rapports de pouvoir externes, que la société est rétive aux rapports de pouvoir internes, la contrainte physique ne suffisant plus, l'instabilité s'installe et des affrontements entre les différentes forces s'engagent pour transformer leurs rapports [4]. Les désaccords pouvant dégénérer en affrontements violents et durer tant qu'un alignement entre les intérêts internes et externes n'est pas obtenu. On ne peut pas imaginer une démocratie fonctionner convenablement sans un tel alignement.

Pourquoi refuse-t-on de voir que la société dirigeante ne peut plus commander à la société depuis l'échec de l'industrialisation autoritaire, mais seulement surfer sur son mouvement ? Pourquoi ne voit-on pas que l'indiscipline légale profite à une minorité qui finira par s'expatrier, comme au temps des anciennes armées d'occupation ?

Le rapport de forces équilibré entre la bourgeoisie occidentale et la société salariale qui a donné lieu à la démocratie a été rendu possible par la conquête des marchés extérieurs, rendant ainsi la bourgeoisie capable d'exporter en exploitant sa classe ouvrière (la société consentant à consommer moins qu'elle ne produit) d'une part, et de redistribuer ensuite en surexploitant les ressources du monde et en créant les débouchés à sa loi de l'offre excédentaire (colonialisme, domination mondiale).

Il est le fait, fondamentalement, de sociétés guerrières conquérantes contrairement aux sociétés segmentaires. La bourgeoisie a pu ainsi acheter la paix sociale et la classe ouvrière occidentale participer à l'exploitation, la domination du reste du monde. Pour que l'asymétrie interne puisse être supportée par la société, il faut que l'asymétrie externe puisse apporter des compensations, qu'un déséquilibre interne de l'offre (offre excédentaire) puisse rencontrer un déséquilibre externe de la demande (demande excédentaire).

Pour le moment nous sommes introvertis du point de vue de la compétition : il s'agit de se réapproprier ce dont on a été exproprié de toutes les manières, de toutes nos forces possibles. Pourquoi le faire au profit d'une minorité ? Et nous sommes extravertis du point de vue la dépendance : pourquoi continuons-nous de consommer les produits industriels des autres en échange de nos ressources non renouvelables ? Pourquoi s'attache-t-on à la dissipation et non à des œuvres ?

Il faut réhabiliter le concept marxiste de démocratie formelle. Le compromis historique entre la bourgeoisie occidentale et la société salariale, qu'a constitué le fordisme avec une énergie bon marché [5], a conduit à une stabilisation des rapports de forces et permis à la démocratie formelle de fonctionner.

Les institutions ne fonctionnent pas hors des rapports de forces. Elles fonctionnent entre des forces stables en évolution qui cherchent à stabiliser leurs rapports avec le développement de la vie sociale et matérielle. Et cette stabilisation dépend de l'alignement de l'intéressement de ces forces : un même objectif, tirer d'autres forces, de leur association plus de force. En cas de rupture et de récalcitrance, elles pourront tomber dans l'affrontement pour se réajuster, pour obtenir ce à quoi elles peuvent consentir pour durer ou se développer.

On reproche aujourd'hui à la Chine son autoritarisme et ses excédents commerciaux. Mais on ne se reproche pas le rapport asymétrique de pouvoir entretenu avec elle, auquel elle ne peut plus consentir. America First, la belle blague. Et l'on ne se demande pas quel compromis, quel contrat social, le parti unique chinois peut-il établir avec la société s'il ne conquiert pas de marchés extérieurs pour rattraper le niveau de vie et de puissance occidental ? Comment épargner, investir, importer pour s'incorporer les innovations occidentales accumulées si elle n'exporte pas ?

On n'associe pas suffisamment la démocratie avec le mode de vie occidental. Ou quand on le fait, on s'interroge rarement ni sur la légitimité de la propension mondiale à vouloir l'adopter ni sur la faisabilité d'une telle adoption. On ne se demande pas sur quels rapports doivent maintenant s'ajuster les nations occidentales et le reste des nations. Pas question de remettre en cause la position occidentale. On veut établir la démocratie dans des sociétés qui veulent vivre comme l'Occident, mais qui ne peuvent pas s'en donner les moyens.

À qui en particulier on a imposé un type d'État et son monopole de la contrainte physique (qui peut s'étendre à tous les existants comme au temps des monarchies de droit divin) qui crée un déséquilibre radical entre les tenants du pouvoir et le reste de la société. Comment peuvent s'équilibrer les rapports de force et s'aligner les intérêts ? On ne peut mieux vouloir soumettre la société à un groupe social et ce groupe social à une domination extérieure ! Le monopole de la contrainte physique a établi une guerre de l'État contre la société. Elle n'a pas duré et ne peut durer éternellement. Nous sommes passés depuis le colonialisme d'une société conjurant la formation d'un monopole d'État, à un État conjurant la formation d'une société. Et l'on s'étonne alors que le « meilleur régime » produise plus de désordre que d'ordre dans ces sociétés dominées ! Et l'on se surprend de constater que la concurrence électorale y produit plus de discordes que de concordes ! L'Occident conquérant a placé par la guerre et le feu la barre de la compétition pacifique à un niveau élevé, pensant qu'ainsi il pourrait rester maître du monde.

Il a créé de fortes expectations chez les autres sociétés, mais a saccagé les moyens de les réaliser. Il a déséquilibré les sociétés à son profit. Quelques sociétés autoritaires [6] ont retrouvé le cours de développement de leurs forces et leur disputent maintenant la suprématie. Cela change tout. Les guerres à venir peuvent être plus destructrices que les anciennes. Cela suffira-t-il à nous en protéger ?

La règle de la majorité absolue qui règle les rapports de forces électoraux présuppose des rapports de forces fondamentaux stabilisés autour desquels ils oscillent : ceux entre la classe dominante, le reste de la société et le monde. Voilà ce qui fait l'incontestabilité du résultat des élections, l'acceptabilité d'une telle règle pour désigner la société dirigeante.

L'électeur européen ne contestera pas que le président n'ait été élu qu'avec 51 % des voix, une coexistence pacifique ayant déjà été entérinée, mais qu'en sera-t-il pour l'électeur africain ? Le gage d'une instabilité ! Cela ne tient qu'à quelques voix se dira le citoyen versatile. On dira en comptant la majorité silencieuse que le président ne compte plus que 30 % des voix, confondant alors rapports de forces réels et rapports de forces électoraux.

C'est le représentant de telle ethnie qui veut nous gouverner, s'approprier les ressources naturelles dira le membre d'une autre ethnie, à qui, avec les élections, on voudrait arracher la soumission. Ce ne sont pas les élections qui établissent les rapports de forces, les élections tranchent quand ceux-ci sont en voie de stabilisation. Quand les forces sont stabilisées, leurs intérêts identifiés et confrontés. Ils s'alignent le temps d'un mandat, peuvent s'agiter au cours, mais toujours pour être fixés dans un compromis. Et ce ne sont pas les élections qui les stabilisent, un découpage électoral, une reconnaissance politique les précèdent. Les sociétés africaines ont été découpées pour être soumises à la contrainte physique.

Certains pays en sont tellement convaincus qu'ils ont adopté la règle de la proportionnalité : il ne s'agit pas de former une majorité pour que la société soit gouvernable par la force ou sans elle, mais de composer, de représenter des intérêts collectifs qui s'affronteront et s'accorderont autour d'une politique dans le cadre d'une nation et de ses rapports extérieurs. À partir de l'arène sociale jusqu'à celle politique et cette autre mondiale. Pas besoin d'une bipolarité sociale héritée de l'exploitation et de la domination de classes qui s'avère souvent factice pour stabiliser les rapports de forces et construire des consensus.

Et certains voudraient que dans une société comme la nôtre, les élections inversent le rapport de forces entre la société militaire et la société civile ! Alors que nous sommes en présence d'une société militaire qui monopolise la contrainte physique sur les ressources humaines et naturelles et une société civile à son service ! On préfère parler de corruption. Alors que nous sommes dans une société dont le découpage politique est monté sur celui colonial qui s'est acharné à destituer les forces sociales ! N'a-t-on pas vu le retour du bâton ? Après ce brouillage territorial est venu s'ajouter le brouillage idéologique du multipartisme qui s'est efforcé d'ancrer sans succès des idéologies étrangères. Nous sommes victimes d'un certain modernisme qui a combattu les forces réelles et qui continue de placer nos forces là où elles ne sont pas.

Où que l'on puisse tourner son regard, la classe ouvrière ne s'est abstraite ni de son contexte national ni de son contexte social. Un mouvement social qui s'est abstrait de ses conditions d'existence ne peut pas les transformer. Après le découpage colonial du territoire, un brouillage idéologique a pris la succession et nous empêche de reconnaître les véritables forces de la société. Tant que nous ne chercherons pas les véritables forces de la société (Marx les attache à la production), tant que nous ne les reconnaîtrons pas, ne les libérerons pas, on ne pourra pas accumuler. Nous ne ferons que dissiper nos ressources en faveur du monde et des préposés à ses appareils d'extraction. Ce sont des forces qui accumulent, des forces qui s'associent à d'autres forces et étendent leur puissance d'agir. La majesté du pouvoir tient sa majesté de la divinité du monarque.

La conduite de la société algérienne reviendra encore longtemps à la société militaire si une redéfinition des forces et de leurs rapports n'est pas entreprise. Pour que le politique supplante le militaire comme le souhaitait la plateforme de la Soummam, il faut au moins que le corps militaire dépende des ressources de la société civile et que le rapport de la première à la seconde ne soit pas un pur rapport d'exploitation ni de pure domination. Or le corps militaire a rompu son rapport avec le corps social, il s'est extraterritorialisé. C'est avec la bourgeoisie triomphante que le politique a supplanté le militaire, que le militaire s'est mis au service de la nouvelle puissance d'agir, la conquête par la marchandise. La conclusion est limpide : il faut une nouvelle distribution des forces et de leurs ressources pour que puisse s'établir un rapport qui ne soit ni d'exploitation ni de domination de la société militaire sur la société civile. Et avec le monopole de la contrainte physique que détient la société militaire, avec une société civile anémique, le déplacement du centre de gravité de la puissance d'agir ne pourra pas se déplacer de lui-même de la société militaire à la société civile. Il faut d'abord libérer les forces sociales que le colonialisme a barrées, les forces que les anciennes puissances continuent de redouter, de dévoyer, et remettre le moudjahid à sa place.

Car nous n'avons pas de guerrier ni ne pouvons compter sur lui. Mais des moudjahidine et dans les différentes spécialisations de la société. La professionnalisation ne doit pas faire oublier l'ancêtre. De plus une société aux ressources peu massives ne peut se permettre d'immobiliser une partie importante d'entre elles dans des appareils coûteux et contre-productifs. Elles doivent pouvoir se déporter rapidement d'un front de la division du travail à un autre. Une telle société doit être caractérisée par sa souplesse et son humilité. Nous devons être plus rapides que le changement. Et n'allez pas penser que la maîtrise de la rapidité dépend de la vitesse, elle tient dans la capacité à ralentir le cours des choses, à décomposer le mouvement. On peut alors aller plus vite, mécaniser et automatiser. Aller vite, dépend de la capacité à désautomatiser et à automatiser.

L'État algérien n'est pas le prolongement d'une société aux forces organisées, il est le prolongement de l'État colonial déstructurant. Le régime présidentiel en Algérie règle le problème de l'instabilité que soulèveraient des élections « démocratiques » dans le contexte d'une administration de la société qui en a dispersé les forces pour les contenir par la contrainte physique.

Il impose l'unité sur le mouvement brownien de la société qu'a créée l'administration antérieure. Les rapports de forces sociaux ne peuvent pas se stabiliser dans le cadre de l'État westphalien (issu des guerres des sociétés de classes) autrement qu'en consolidant l'asymétrie de pouvoir existant entre les détenteurs du monopole de la contrainte physique et les ressources de la société. Il y a longtemps que la société a été vidée de ses forces sociales. Et tant que l'État westphalien durera, il en sera de même. Car il suppose leur négation. Il projette une société (qu'il suppose de classes) dans laquelle la société ne se reconnaît pas. Une partie de la société lui a consenti, lui consent : elle connait l'impasse. Car les cadres de la société que la contrainte physique fixe ne l'encadrent pas, mais la tiennent dans le désordre. Il faut être clair : le régime présidentiel dans les sociétés postcoloniales dont on persiste à nier les forces et les capacités d'auto-organisation, signifie dictature militaire, car c'est la seule façon pour l'État westphalien incapable de produire l'ordre qu'il projette et qui le suppose, de réduire le désordre qu'il perpétue, le seul moyen de stabiliser les rapports de forces établis afin que la machine d'extraction puisse fonctionner. Le destin d'un tel État dépend des machines d'extraction et non du développement des forces sociales. On comprend mieux pourquoi vendre les ressources naturelles à n'importe quel prix peut être vital pour lui[7].

Le corps étranger dans les sociétés postcoloniales c'est l'État westphalien qu'a charrié l'État colonial. C'est lui qui a perpétué un désordre fondamental en prolongeant l'asymétrie coloniale de pouvoir entre un corps monopolisant la contrainte physique et une société déstructurée. L'État algérien n'est pas le prolongement d'une société aux forces organisées, il est le prolongement de l'État colonial dont un groupe social a fini par adopter la fonction à son seul avantage. Avec la crise économique mondiale, la dissipation de ses ressources, la croissance des besoins, cet État ne sera pas en mesure d'acheter la paix sociale en réalisant la fonction de sa condition d'existence. Il perdra sa légitimité d'exercice et sa clientèle, car sa contrainte physique sur les existants ne pourra plus être tenue. L'Occident est en train d'expérimenter l'auto-entrepreneuriat, qui permet aux individus d'intérioriser la contrainte extérieure que constituait la subordination salariale. On passe de « tiens ton salaire » à l'impératif « fais ton salaire »[8]. Cette mode nous gagne déjà.

La violence est une énergie qui se dissipe dans la destruction. Il faut que la société fabrique les cadres politiques qui lui permettront de constituer et d'ordonner ses forces, de stabiliser leurs rapports. Le rapport de force asymétrique entre le corps militaire et le reste de la société sera déstabilisé avec la rétraction de sa contrainte physique. Le corps militaire perdra peu à peu ses éléments et sa clientèle avec la réduction de ses ressources de contrainte. La violence est une production sociale, le résultat de ses frictions et explosions. De ce point de vue on peut définir la violence comme une énergie qui se dissipe dans la destruction. Cette énergie ne peut être entretenue, élargie que par un système vivant organisé. Avec l'échec de la stratégie d'import-substitution des industries industrialisantes, la société a cessé de s'organiser autour de la production.

Depuis la société s'est organisée, a dissipé son énergie, autour de la consommation. Ce cycle touche à sa fin, nous sommes maintenant dans ce que les économistes appellent la trappe des pays intermédiaires. Autour de quoi s'organisera-t-elle bientôt ?

Comment dissipera-t-elle son énergie ? N'allez pas penser seulement au travail camarades ! Mais à la joie de vivre qui est le but véritable de la production (N. Georgescu Roegen). À un certain art de vivre, de travailler et de partager qui feront en sorte que la thermodynamique sociale, la dissipation et la conservation de l'énergie, soit productrice de plus de vie que de morts, de plus de joie de vivre que de passions tristes ! C'est la seule manière de ne pas être esclave de la production, de la machine d'extraction. « À vouloir « marcher » comme les autres, nous risquons de ne plus savoir marcher », dit en substance un proverbe bien de chez nous, certainement universel.

Après avoir marché sans succès dans les pas de l'Occident, qu'est-ce qui nous donnerait envie de marcher dans ceux de la Chine ? Qui elle-même devrait moins songer à rattraper l'Occident qu'à changer les rapports mondiaux, si elle n'oublie pas la planète dont elle fait partie. Car l'Occident nous a menés dans une impasse : le mode de vie qu'il diffuse ne peut pas être partagé avec la Chine et le reste du monde. L'Occident tient à son mode de vie, le monde aussi, mais jusqu'à quand ?

Sous le Hirâk macroscopique et comme conjurateur, dans les lieux de vie, les foyers des petites guerres peuvent rapidement reprendre de l'activité.

La concorde qu'exprime le Hirâk, gagne-t-elle vraiment les rapports sociaux et éteint-elle les anciens feux de la discorde ? Le mouvement social stabilise-t-il des rapports de force ? La manifestation s'apparente-t-elle à quelque puissance d'agir ? La société pourra-t-elle ordonner ses forces et ses préférences, accorder sa consommation par exemple dans la concorde ? L'espoir peut-être dangereux lorsqu'il décroche de la réalité. Il peut prolonger la fuite en avant que connait notre société qui ne veut pas voir la crise pointer depuis un certain temps. Il nous faut accorder nos actes et nos désirs. Nous avons eu tendance à vivre hors sol avec nos exportations et importations. Avec la chute de celles-ci, nous ne savons pas où et comment nous allons atterrir. Qui va s'envoler vers de nouveaux cieux, qui va chuter brutalement et qui va percher sur le dos de qui ? Dans quels ordre ou désordre allons-nous nous retrouver ?

Nous devons ordonner nos énergies, constituer de réelles forces sociales en mesure d'accumuler. L'État westphalien a survécu à une première crise grâce à la remontée du prix de pétrole. L'ère de Bouteflika a pu de ce fait prolonger celle de Chadli grâce au pluripartisme et à l'interruption du processus démocratique. La société a pu dissiper son énergie dans des compétitions autour de la consommation et la constitution de patrimoines.

Les besoins sociaux ont pu se développer et être satisfaits. Mais maintenant qu'il va être question d'interrompre le soutien à la consommation des classes moyennes, qu'allons-nous faire de nos besoins, de nos désirs ? Bouteflika dont la stratégie était de constituer une « société civile » avec l'appui de l'extérieur en contrepoids du corps militaire, s'est établi une « cour » sur le mode monarchique. La décomposition et la décantation de la corruption comme système de gouvernement n'a pu donc s'achever dans la formation d'une classe de propriétaires. Nous ne disposons pas de société civile en mesure de prolonger l'État westphalien et de prendre son relais politique comme ce fut le cas en Occident. Le lien ombilical entre la société civile et la société militaire n'a pas été rompu, leur rapport ne s'est pas inversé. Quel espoir va-t-on alors entretenir ? Pourra-t-on donner des objets à nos compétitions qui n'exacerbent pas nos luttes, qui ne multiplient pas les passions tristes dans le corps social ?

L'étape a besoin de combattants. « La nature a horreur du vide », quels combattants allons-nous produire ?

Des pyromanes et des pompiers convertibles, des entrepreneurs de la violence ou les leaders de nouveaux collectifs ?

Des collectifs qui au lieu de dégrader l'énergie et de la disperser, la collectent et l'investissent dans des ouvrages d'intérêt commun ? Comment peuvent se stabiliser nos forces, comment les empêcher de se dissiper dans la destruction ? Autour de quels centres, de quels objectifs vont-elles graviter, s'organiser ?

Les collectifs qui peuvent organiser la société ne peuvent pas reposer sur des fictions : la bourgeoisie, la classe ouvrière et leur cohorte d'organisations. Ce n'est pas que celles-ci n'ont aucune existence.

Elles existent de manière fantasmatique. Elles resteront marquées de l'impuissance. On a longtemps pensé que la classe unirait ou effacerait genres et races. Il n'en est rien. On ne peut pas nier les divisions sociales, tout dépend de la façon dont elles composent entre elles. Le problème c'est quand une classe, un sexe ou une race se sépare de la division qui la porte, se considère comme un être en soi et veut dominer, exploiter les autres. Souvent en prétendant les subsumer toutes.

Les collectifs ne peuvent graviter qu'autour de leur intérêt. Bien compris, il ne peut pas s'isoler d'autres intérêts avec lesquels il est lié. L'individu qui ne peut plus s'appuyer exclusivement sur l'État ne peut pas se dissocier d'un intérêt collectif qui le supporte, d'intérêts collectifs dont l'existence dépend.

Notre salut tient donc dans l'émergence de forces sociales en mesure de structurer notre société, de lui permettre de s'autoadministrer avec le moindre coût.

Il réside dans notre capacité à recomposer la société pour lui donner ses véritables forces, à l'organiser pour que ces forces puissent s'équilibrer et à faire des appareils d'État ses organes et non des organes greffés appartenant à un corps étranger. Pensez-vous que cela puisse être le fait du libéralisme de type occidental avec son individualisme méthodologique ? Pensez-vous que cela puisse être le fait d'un « dieu mortel » auquel tous se soumettraient ? D'une société en état d'exception permanent ? Ou celui de collectifs à inventer qui ne fassent pas table rase du passé et puisse faire le meilleur usage des ressources dont ils peuvent disposer ? Des collectifs qui puissent faire de la place à tous les existants et améliorer leurs relations.

Notes

[1] Les traités de Westphalie (1648) ouvrent la voie à un système de relations internationales dont les acteurs sont des États monarchiques et souverains. Le développement du capitalisme s'inscrira désormais dans le cadre d'États qui se consolideront en États-nations.

[2] Ce terme majestueux, globalisant et substantificateur (M. Foucault).

« Ce qui définit une relation de pouvoir, c'est un mode d'action qui n'agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l'action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes. » In Le sujet et le pouvoir Michel Foucault (1982). Dits et écrits II. 1976-1988. Quarto Gallimard. Texte n°306, p.1055.

[3] Clastres Pierre. Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne. In: L'Homme, 1962, tome 2 n°1. pp. 51-65;

[4] Nous avons une bonne image dans la situation en Libye dans le premier cas, et une autre dans le soutien des puissances étrangères au projet du général Haftar dans ce dernier cas.

[5] L'anthropocentrisme du marxisme nous fait oublier ce fait qui a rendu la mécanisation compétitive face au bas coût du travail dont le gisement mondial est pourtant considérable. L'accumulation ne se base pas simplement sur l'exploitation du travail, il n'y a pas eu de baisse tendancielle du profit parce que l'énergie fossile était plus économique que l'énergie de prolétaires qu'il faut entretenir.

Le pétrole produit par des milliers d'années n'a pas besoin d'être entretenu, ne peut pas défendre sa subsistance.

[6] Quand ce ne sont pas les États qui sont dits autoritaires, ce sont les sociétés.

On a alors des États démocratiques et des sociétés autoritaires.

[7] La gratuité du gaz naturel algérien peut se comprendre comme une disposition de l'État postcolonial à anticiper les desiderata de la machine d'extraction des puissances extérieures qui le justifie. Voir l'article d'Abdou Benachenhou. https://www.elwatan.com/edition/contributions/gaz-de-schiste-on-efface-tout-et-on-recommence-sans-tenir-compte-de-laventure-vecue-du-gaz-naturel-en-algerie-26-02-2020.

[8] Voir le travail de Sarah Abdelnour. Ici, L'uberisation, un retour au XIXe siècle ? - Entretien avec Sarah Abdelnour. https://lvsl.fr/luberisation-retour-au-xixeme-siecle-entretien-avec-sarah-abdelnour/