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Mon copain Mustapha

par Amine Bouali

Le 18 décembre 1975, jour de l'Aïd Al-Adha, des policiers sont entrés dans la maison de mon copain Mustapha pour dire à ses parents qu'ils devaient partir. En 48 heures, des dizaines de milliers de Marocains résidant en Algérie, parfois depuis plusieurs générations, étaient expulsés vers le Maroc. Deux contentieux entre les deux pays étaient à l'origine de ces expulsions : le 6 novembre 1975, Hassan ll, le roi du Maroc, avait lancé la Marche verte qui fut le coup d'envoi de l'annexion du Sahara Occidental par le Maroc. Deux années et demie plus tôt, soit le 2 mars 1973, ce pays avait décidé de nationaliser les terres agricoles et les immeubles appartenant à des étrangers. Tous ont été indemnisés sauf les Algériens.

Pour mon copain Mustapha, c'était le début d'une errance qui a duré presque une vie. Avec sa famille, il est monté dans un bus. Oujda s'éveillait à peine lorsqu'ils ont traversé la frontière. Les petites choses du quotidien, qui confortaient jusque-là son identité, sont remontées à la surface de son esprit. Pour ne plus avoir à affronter le regard perdu de son père, il n'a jamais cessé de repartir sur les chemins du monde depuis. Il était devenu un réfugié définitif. Puis un jour, il a décidé, un peu par hasard, de s'arrêter et de vieillir en Allemagne. C'était une sorte de terrain neutre pour oublier les dommages collatéraux de la politique.

Partout où il se trouvait, mon copain Mustapha ne manquait jamais d'appeler au téléphone pour prendre des nouvelles des amis. Il était heureux lorsque l'équipe de football locale gagnait. Il répétait à chaque fois qu'il allait finir par revenir. Il y a environ une semaine, sa vie s'est achevée dans un hôpital de Francfort. Selon sa dernière volonté, son corps a été transporté en Algérie pour y être enterré. Pouvait-il donner une plus grande preuve d'amour au pays de son enfance que de vouloir y séjourner pour l'éternité ?

La tombe de mon copain Mustapha est pareille à toutes les autres tombes. Je le revois, enfant, taper dans un ballon, dévaler notre rue à vélo à 100 à l'heure. Pour nous, il était un ami du quartier, ça comptait plus que tous les papiers, tous les dossiers, tous les passeports. Il était le premier à grimper dans les arbres. Être né, avoir aimé quelque part, c'est comme une dette que l'on contracte pour la vie, une blessure inguérissable.