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Le peuple algérien conquérant

par Mohamed Mebtoul*

La notion de peuple est au centre d'une abondante littérature et publications scientifiques, permettant d'indiquer à la fois sa richesse, sa complexité, et sa diversité dans son mode d'appréhension. Michel Grodent (2005) indique sa mouvance qui se traduit par la proximité partagée ou au contraire la méfiance à son égard. «La notion de peuple semble appartenir à toutes les cultures et constituer une sorte de transcendance positive ou négative qu'il y a lieu d'invoquer pour s'en réclamer ou s'en distinguer».

Le peuple peut donc être affublé de toutes les dérives, étiqueté négativement, ne répondant pas aux normes sociales ou politiques dominantes qui seraient celle d'une élite sociale ou d'acteurs idéologiques, pour qui le peuple serait «responsable» des maux que l'on peut observer quotidiennement dans la société : saleté, violence, mauvaise éducation, inconscience politique, incivisme, etc. Cette approche en négatif de la notion de peuple, s'en tient de façon générale à une posture en surplomb, peu favorable à un questionnement approfondi, en se demandant «qu'est ce qui fait qu'un peuple est un peuple» ? (Akoun, 2005).

A l'inverse, il est possible d'opter pour un «voyage» à l'intérieur du peuple, comme le fait l'écrivain Michelet (1846 et 1974) qui va se soumettre à un l'apprentissage qui est celui de l'écoute du peuple. Il donne un titre bref de son ouvrage «Le peuple» celui du XIXe siècle, qu'il va décrire à partir d'un regard de proximité. «J'ai fermé les livres, et je me suis replacé dans le peuple autant qu'il m'était possible ; l'écrivain solitaire s'est replongé dans la foule, il en a écouté les bruits, noté les voix... C'était bien le même peuple, les changements sont extérieurs ; ma mémoire ne me trompe point. J'allais donc consultant les hommes, les entendant eux-mêmes sur leur propre sort, recueillant de leur bouche ce qu'on ne retrouve pas toujours dans les plus brillants écrivains, les paroles de bon sens».

«Aller au réel, aux traces» (Durant, 2005) qui sont celles des gens de peu, permet de se remettre en question, d'opérer une distance autocritique avec ses propres élucubrations construites dans son monde à soi. A l'inverse, il possible d'évoquer sans cesse et de façon très rhétorique le peuple, pour le confondre avec le populisme. L'histoire politique algérienne s'est fortement inscrite dans ce schéma très idéologique. Cela s'apparente à une forme de fusion trompeuse pour nommer le «Peuple» considéré comme une masse «inerte» qu'il s'agit d'instrumentaliser sans cesse.

Le peuple devient dans ces conditions, un mot profondément galvaudé. Le seul objectif, par sa médiation est de le mettre en scène de façon instrumentale, attribuant de la visibilité à la société «du ventre». Le peuple est ici chosifié. Il s'agit de faire en sorte qu'il soit uniquement obnubilé par le statut de consommateur et rien que cela...

La réflexivité

Pourtant, force est d'indiquer que nos acteurs politiques se sont trompés, en occultant sciemment la réflexivité politique du peuple capable de ressurgir de façon forte et puissante dans les moments où personne ne l'attend. Il a démontre alors sa capacité de se transformer en acteur central du mouvement social du 22 février 2019. De l'assignation pendant des décennies, il est devenu le sujet de l'histoire. Le peuple oublié, méprisé, «on ne me regarde même pas», disent nos interlocuteurs, du fait de la distance sociale des dominants à son égard, invisible pour une élite enfermée dans ses propres territoires, oubliant souvent le fait important qu'il est au fondement de la société.

Revisitons brièvement la philosophie politique du contrat social prônée par Jean-Jacques Rousseau. Il montre de façon remarquable, qu'avant de penser à l'élection du «roi», il est important de montrer ce que recouvre la notion de peuple. Ecoutons-le : « Avant donc d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte était nécessairement antérieur à l'autre est le vrai fondement de la société» (Rousseau, 1762).

La mémoire populaire

Durant les six mois de contestation politique, le peuple s'est appuyé sur la mémoire populaire mise à la marge par les tenants d'un positivisme scientifique étranger à ce «monde de l'insignifiance» (Lefebvre, 1968) représenté par le quotidien du peuple. Ce travail de mémorisation est objectivé de façon prodigieuse dans l'espace public, faisant la jonction entre le passé, le présent et le futur. L'évocation d'une micro-histoire profane riche et dispersée dans les différentes régions du pays, a ressurgi dans l'espace public. Avec leurs propres mots, les patients anonymes évoquent leur errance thérapeutique, sociale et politique. Les paroles de bon sens sont escamotées ou passées sous silence par des détenteurs du pouvoir analphabètes de l'écoute. Etre attentif à l'Autre, représente pourtant une posture centrale pour redonner de la pertinence à une pratique politique qui serait de l'ordre du contrat social. Les gens de peu n'hésitent pas à indiquer de façon explicite et sans détours les privilèges de la nomenklatura qui se soigne dans les pays occidentaux grâce à l'argent public (Mebtoul, 2015).

Acteur collectif pluriel et diversifié

Ce qu'il est convenu de nommer peuple n'est ni un agrégat d'individus ni une masse dominée par sa passivité et son apparent retrait, mais au contraire un acteur collectif pluriel et diversifié qui n'en pense pas moins. De nos expériences de terrain, il est possible de noter qu'il reste bien souvent un observateur très avisé des dérives au centre du fonctionnement du politique qui est une façon d'instituer la société (Mouffe, 2016). Il en subit de façon extrême les effets les plus pervers, éjecté souvent comme des gens «ignorants» ou qui «ne comprennent pas». Ils mettent l'accent sur le flou et les non-dits au centre de l'interaction avec les responsables sanitaires et certains professionnels de la santé : «Ils nous ont tués par leur silence». La hiérarchie sociale des savoirs est aussi une façon d'occulter leur savoir d'expérience. Sa dévalorisation est prégnante dans une société qui a fortement intériorisé l'importance de la seule compétence de droit octroyées par l'institution scolaire.

L'écoute des gens d'en bas est importante pour restituer finement leurs propos centrés sur l'absence de toute exemplarité des responsables politiques distants socialement, indifférents et laxistes face à leurs préoccupations quotidiennes (Mebtoul, 2015). Nous étions confrontés à l'indignité sanitaire des patients sans capital relationnel. Ils l'évoquent explicitement : « Moi, je veux qu'on me respecte. Qu'on ne me parle pas avec indifférence».

Le peuple a toujours considéré que la Loi doit s'appliquer de façon rigoureuse et juste pour tous. Elle ne peut donc être fictionnelle, réinterprétée de façon discriminatoire dans un cercle politique fermé et informel au profit des seuls détenteurs du pouvoir. Le philosophe allemand Kant précise dans sa doctrine du Droit: «L'acte par lequel un peuple se constitue lui-même en Etat, à proprement parler l'Idée de celui-là qui seul permet d'en penser la légalité, est le contrat originaire, d'après laquelle tous abandonnent dans le peuple leur liberté extérieure, pour la retrouver derechef comme membres d'une république, c'est-à-dire d'un peuple considéré comme Etat». (Kant, 1797).

La contestation politique du peuple peut aussi être lue comme une tentative tenace de mettre fin au «vide de légitimation» (Membé, 2010) persistant et profond, dévoilant quotidiennement la résistance idéologique du pouvoir face à la profondeur et à la puissance du mouvement social du 22 février 2019.

*Sociologue

Références bibliographiques

Akoun A., 2005, «Le peuple des philosophes», in : Durant Pascal et Marc Lits (sous la direction), Peuple, populaire, populisme, CNRS, Hermes n° 42, 25-30.

Grudent M., 2005, «De Démos à Populus», in : Durant Pascal et Marc Lits (sous la direction), Peuple, populaire, populisme, CNRS, Hermes n° 42, 19-22.

Kant E., 1837, Principes métaphysiques du droit, Paris, Ladrange.

Lefebvre H., 1968, La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard.

Mbembe A., 2010, Sortir de la grande nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée, Paris, La découverte.

Mebtoul M., 2015, (sous la direction), Les soins de proximité en Algérie. A l'écoute des patients et des professionnels de la santé, Oran, L'Harmattan-GRAS.

Mebtoul M., 2015, (sous la direction), les Sciences Sociales à l'épreuve du terrain : Algérie, Belgique, France, Québec, Laos, Vietnam, Oran, L'Harmattan-GRAS.

Michelet, J., (1846), 1974, Le peuple, Garnier-Flammarion.

Rousseau J.J., 1964, Le contrat social, dans ?uvres complètes, tome 3, Paris, Gallimard.