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Les hommes de papiers

par Moncef Wafi

Alors que même les dossiers de candidatures pour la présidentielle n'ont pas été approuvés par le Conseil constitutionnel, on commence déjà à se tirer dans les pattes, à se faire des croche-pieds pour envoyer l'adversaire au tapis, la gueule en pare-chocs. On menace de divulguer des secrets, préférant parler à demi-mot l'air de dire que moi je connais des choses sur toi que toi-même tu ignores. On fait dans l'allusion, dans le sens caché, enveloppant son discours dans des tournures alambiquées, le saupoudrant d'énigmes ésotériques que ne comprennent que les initiés. Nous, dans tout ça, on n'a que notre sourire narquois à leur offrir. On se rappelle tous ces hommes en possession de dossiers compromettants qui menacent de les exhiber en prenant leurs distances avec leurs prédécesseurs qui détenaient également des dossiers préjudiciables. Mais ceux-là postillonnaient dans le vent à les croire et eux jurent leurs grands chevaux qu'ils n'hésiteraient pas à les rendre publics pour peu qu'on ne leur donne pas une petite part de la tarte nationale. Alors, ils parlent aux micros, affirmant qu'ils ne sont pas comme tous ces fabulateurs qui prétendent détenir des dossiers et qu'on n'a pas vus jusqu'à aujourd'hui. Pour eux, leurs dossiers enverraient quiconque en prison et ils sont les seuls à connaître l'identité de ce pronom relatif. Ils interpellent la justice et convoquent la force publique les prenant comme témoins de leurs menaces. Ils savent que quiconque a commis des vols, des détournements, coupable de haute trahison passible du peloton d'exécution parce qu'ils ont les dossiers entre leurs mains. Des dossiers sur tout et tout le monde, sur les responsables, leurs fils et leurs maîtresses. Sur le président et sa cour, sur le ministre et ses appartements, sur les étoiles qui marchent et l'épicier du coin. De l'économie, à l'industrie, des finances et du gaspillage, des pots-de-vin, pas le jus de betterave qu'on boit à côté des rails, mais le bon vin millésimé à des centaines d'euros la bouteille. Et nous, dans notre infinie impuissance prolétaire, on fait semblant de les croire, de trembler à l'idée que notre ombre traverse ces fameux dossiers, que notre nom soit porté, par inadvertance ou par vengeance, sur une fiche de renseignements et on se prend à fantasmer sur leur contenu. Lui, l'autre, le fils à, le frère de, la petite amie de minuit, enfin les satellites gravitant autour du noyau, sont-ils menacés tout comme notre malentendu ? Les dossiers ne parlent jamais, on les fait taire jusqu'au jour où une feuille volante change le destin d'un pays.