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La Banque mondiale peut-elle se sauver ?

par Devesh Kapur 1et Arvind Subramanian 2

CAMBRIDGE – Au cours des dernières années, alors que le rôle de financement de la Banque mondiale a été éclipsé par l’augmentation du capital privé et un afflux d’argent en provenance de Chine, ses dirigeants ont cherché désespérément une nouvelle mission. De plus, d’interminables réorganisations, des nominations politisées et les priorités changeantes des présidents successifs ont contribué à la perception que l’institution est dysfonctionnelle. Mais cela peut-il changer?


La Banque mondiale a tenté de se réinventer en tant que fournisseur de biens publics mondiaux et « banque de connaissances » produisant données, analyse et recherche pour ses clients des pays en développement. Peu de monde contestera les réussites de la Banque en matière de collecte d’indicateurs de l’activité économique, de mesure de la pauvreté, d’identification des lacunes dans la prestation de santé et d’éducation ainsi que, dans les années précédentes, de conception et d’évaluation des projets de développement.

Cependant, beaucoup de personnes, comme le prix Nobel d’économie Angus Deaton, ont critiqué la performance globale de la Banque mondiale. Un problème est que les résultats de développement dépendent aussi de l’environnement économique extérieur des pays pauvres, qui est façonné par les politiques des grandes économies. De plus, en ce qui concerne la promotion de politiques saines, la Banque mondiale n’a pas été à la hauteur au cours des décennies récentes, comme l’illustrent trois grands péchés d’omission intellectuelle.

Le premier concerne le rôle de la Banque mondiale dans la crise de la dette latino-américaine du début des années 1980. Comme le montre son histoire officielle, la Banque a limité sa recherche aux conséquences des emprunts excessifs pendant la crise. De plus, elle n’a guère contribué à encourager les dépréciations de dette, malgré l’augmentation irresponsable des prêts des grandes banques.

Au lieu de cela, au travers de ses prêts d’ajustement structurel, la Banque mondiale, tout comme le Fonds monétaire international, est en réalité devenue un collecteur de dettes au profit des créanciers. Le résultat a été une décennie perdue pour l’Amérique latine, mais pas pour les banquiers. L’aléa moral qui en a résulté a encouragé un nouvel accès de prêt exubérant, qui a conduit à d’autres crises financières dans les pays en développement au cours de la décennie suivante.

La Banque mondiale est également restée silencieuse lorsque ses clients des pays en développement se sont vu limiter leur accès aux médicaments vitaux. A la fin des années 1980, les principaux pays industrialisés – États-Unis, Europe et Japon – ont commencé à pousser pour renforcer les régimes de brevets dans le but de stimuler les bénéfices de leurs propres sociétés pharmaceutiques.

En 1995, les pays en développement ont été contraints de signer le pénible Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce à l’Organisation mondiale du commerce. En outre, en vertu de l’article 301 de l’US Trade Act de 1974, des sanctions ont été imposées à plusieurs pays en développement, du Chili à l’Inde, qui ont été accusés de ne pas renforcer suffisamment la protection des brevets.

Même lorsque la crise du sida ravageait l’Afrique subsaharienne au début des années 2000, la règlementation mondiale des brevets n’a pas seulement été maintenue, mais en fait durcie, jusqu’à ce que la pression de la société civile ne force finalement un élargissement de l’accès aux traitements abordables. La Banque mondiale, par contre, s’est très peu exprimée sur le sujet.

Cela nous amène au troisième échec de la Banque mondiale, dont les conséquences sont de plus en plus apparentes aujourd’hui. Pendant une grande partie des années 1980 et 1990, la Banque a supervisé des programmes d’ajustement structurel dans les pays en développement qui mettaient l’accent sur la déréglementation, la privatisation et la libéralisation économique, en particulier l’ouverture commerciale, toutes choses qui ont encouragé la mondialisation. Bien que de nombreux aspects d’un tel ensemble de politiques génériques – le consensus de Washington, comme on l’appelait – étaient sans aucun doute problématiques, la composante de libéralisation des échanges a permis d’accélérer la convergence économique des pays à revenus moyens-bas et intermédiaires par rapport aux pays développés.

Or, aujourd’hui, les États-Unis rejettent l’ouverture commerciale, en imposant des droits de douane et d’autres barrières unilatérales et en renégociant des accords commerciaux pour imposer des conditions moins favorables. De nouveau, le silence de la Banque mondiale est assourdissant. Sa haute direction n’a rien dit au sujet de la grave menace posée par les actions des États-Unis ou d’autres acteurs majeurs. Bien que le rapport annuel de la Banque, publié en septembre, parle d’un engagement à « produire des recherches sur les sujets les plus urgents d’aujourd’hui », le commerce ne figure pas parmi ceux-ci.

Ce n’est pas simplement un oubli; pendant tous ces épisodes, la Banque savait que sa responsabilité était d’agir en tant que défenseur de ses clients pauvres. Au contraire, elle a décidé – à chaque fois – de se prosterner devant ses actionnaires les plus puissants et leurs intérêts particuliers (tels que Big Pharma et l’industrie financière), sans doute en échange de ressources supplémentaires pour sa facilité de prêt concessionnel (l’Association internationale de développement, ou IDA) et, moins fréquemment, d’augmentations de capital de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et la Société financière internationale (IFC).

Par exemple, en avril dernier - après que les Etats-Unis aient lancé leur guerre commerciale au moyen de droits de douane sur l’acier et l’aluminium – le Comité de développement du Conseil des gouverneurs de la Banque mondiale a approuvé un ensemble de réformes qui comprenait une augmentation de capital versé de 7,5 milliards de dollars pour la BIRD. Cela a nécessité le soutien de l’administration du président Donald Trump, provoquant le silence de la Banque jusqu’en juin, lorsqu’elle a finalement émis un avertissement concernant l’impact négatif du protectionnisme commercial sur la croissance mondiale.

On peut se demander si une telle négociation faustienne pourrait être utile si elle signifie que la Banque mondiale dispose de plus de ressources pour promouvoir le développement dans les pays pauvres. Mais, bien que l’argent compte certainement, les données suggèrent que les résultats du développement sont davantage déterminés par des facteurs tels que la capacité de l’État, les politiques nationales et, surtout, un environnement mondial favorable. La hausse du protectionnisme commercial, le resserrement des politiques d’immigration et un manque d’action sur le changement climatique par les plus grands acteurs économiques du monde – en particulier aux États-Unis – posent donc une menace sérieuse pour le développement, qui ne pourrait être compensée par un peu d’argent supplémentaire pour la Banque mondiale. La fin ne justifie pas les moyens: l’argent pourrait ne pas avoir beaucoup d’impact, alors que les idées comptent énormément dans la lutte plus large contre la pauvreté (comme l’a montré le lauréat du prix Nobel d’économie de cette année, Paul Romer).

La Banque mondiale ne peut effacer son histoire troublante de silence. Mais elle pourrait être en mesure de se racheter. Son nouvel économiste en chef est un expert sur le commerce. La direction de la Banque devrait lui donner les moyens de mener la charge en proposant un plaidoyer intellectuel en faveur de marchés ouverts pour les biens, les services et les personnes.

La Banque mondiale est bien consciente que sa mission - « réduire la pauvreté et améliorer les niveaux de vie en favorisant une croissance durable et l’investissement dans les personnes » - ne peut être atteinte sans un système mondial ouvert. Si elle choisit de ne pas respecter un principe de base de sa mission et continue au contraire de chercher à obtenir les bonnes grâces des actionnaires les plus importants, elle échouera non seulement à satisfaire ses clients à travers le monde en développement; mais elle perdra également ce qui reste de sa raison d’être.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont
1-Professeur à l’École des hautes études internationales de l’Université Johns Hopkins et co-auteur de « The World Bank: Its First Half-Century ».
2- Est senior fellow au Peterson Institute for International Economics et professeur invité à l’Université de Harvard.