5 octobre
1988 - 5 octobre 2018. Trente ans ont passé et les «gamins» qui ont chahuté
l'Etat sont maintenant, et pour la plupart d'entre eux, des quinquagénaires
bedonnants, cheveux grisonnants lorsqu'ils n'ont pas disparu avec les espoirs
défrichés. La vue en baisse, l'espérance de vie également. Les témoignages sont
tout ce qui reste à partager avec les séquelles encore vivantes de la torture.
La vie continue : mariages, divorces, enfants, carrières professionnelles,
galères, embrouilles, chômage, rires et larmes. La décennie noire, les
cimetières bourrés, les nuits et les urnes aussi, Boudiaf, Zeroual puis
Bouteflika. La presse dite indépendante. L'état d'urgence, le pétrole à 150
dollars et l'allocation touristique à 100 euros. Les oligarques, prête-noms,
nés de nulle part, et les partis politiques, seul vestige encore fumant de
cette aventure. Que reste-t-il de l'idéal de cette période qui a fait souffler
un vent de révolte sur le pays ? La France a eu son Mai 68 et nous, notre
Octobre 88 et l'événement a été assimilé, rétroactivement, à tort ou à raison,
à un Printemps arabe. Mais on est loin du compte. Très loin du conte. L'Algérie
découvrait alors une jeunesse au bout du rouleau, mal dans sa peau, incapable
de vivre plus longtemps sous le règne du parti unique. Désespérée d'assister à
l'omnipotence d'un pouvoir d'apparatchiks qui ont pris le pays en location.
Trente ans après, les choses n'ont pas évolué, pire, elles ont empiré faisant
de l'Algérie une prison à ciel ouvert et de la Méditerranée la baie de San
Francisco. Pour ces enfants, le 5 Octobre était juste perçu
comme le 1er Novembre, une nouvelle date de naissance pour un pays enfin
débarrassé de ses néo-colons. Dans cette profusion de liberté, on insuffla un
vent d'anarchie et la démocratie, accordée au peuple, allait bientôt devenir
son fossoyeur. Enfin, c'était l'idée voulue pour enterrer définitivement les
rêves tolérés. Trente ans plus tard et cette lancinante impression de s'être
fait spolier d'une révolution. Une pesante sensation de s'être fait voler un
pays (re)conquis à la force du sang. Et cette
question aussi terrible qu'impuissante : tout ça pour ça ! Le 5 Octobre est
devenu, au fil des ans et de l'amnésie du temps, une simple date dans un calendrier
national inutile et, pour ceux qui l'ont vécu, un fol espoir d'un changement
qui n'est jamais venu. Le 5 Octobre s'éloignait dans la mémoire collective, ne
subsistant que dans la mémoire individuelle, sélective des premiers écorchés
vifs qui ont vu leurs amis tomber sous les balles des soldats. De ses acquis ne
restent que les intérêts personnels et partisans. De cet esprit, qui a poussé
des milliers de jeunes Algériens à offrir leur poitrine aux balles réelles, ne
survivent que bruits et rumeurs. Des livres ou des récits. Des témoignages et
un fonds de commerce douteux. Des survivants, beaucoup voient leurs enfants
prendre la mer, y mourir parfois, souvent toucher terre avant d'être expulsés
derechef. Pour eux, le 5 Octobre, c'est tous les jours qu'ils le vivent. Ou
presque.