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Une pensée à Tahar Chériaâ, le père du cinéma arabo-africain

par Mohamed Bensalah *

  Il était une des plus illustres figures de la cinématographie arabo-africaine.

Après la disparition de Sembene Ousmane, Mustapha El Akkad, Youcef Chahine, Ahmed Attia, Sotigui Kouate, Adama Drabotre, autres illustres cinéastes et cinéphiles, Tahar Chériaâ, la figure emblématique du cinéma arabe et africain nous a quittés au terme d'un long et riche parcours entièrement consacré la promotion du 7ème art arabe et africain. Telle une traînée de poudre, une tristesse profonde s'est disséminée à travers le web. La disparition des gens de talent réveille une colère sourde, qui prend le dessus des sentiments habituels, car ces derniers emportent avec eux non seulement leur génie et mais aussi une partie mouvementée et riche de la culture et de l'histoire de leur terroir. L'homme de culture, le citoyen de cœur et d'esprit, l'être de conviction, qui a œuvré jusqu'à son dernier souffle pour la reconnaissance des cinématographies africaines et arabes s'en est allé. Il aurait bien voulu poursuivre sa mission mais la maladie implacable en a décidé autrement, alors que tant de pierres manquent encore à l'édifice qu'il a construit sa vie durant.

Réunis quelques jours seulement avant son décès pour lui rendre un vibrant hommage, ses amis et ses pairs étaient loin de se douter que c'était la dernière fois que les projecteurs se braquaient sur lui. Bien qu'affaibli par la maladie, c'est sur une chaise roulante que le militant cinéphilique a adressé son ultime message à ses proches et à ses amis venus nombreux l'acclamer au théâtre municipal de Tunis. Ce jour-là, malgré la maladie qui le rongeait, il semblait beau, serein et plein de vitalité. Son charisme exceptionnel n'avait d'égal que son affabilité, sa modestie et sa générosité. La cérémonie avait un air d'adieu. La voix de Tahar Chériaâ faisait vibrer tout le théâtre. «J'appelle les cinéastes arabes et africains à être sincères avec eux-mêmes et avec leurs œuvres, à mettre toute leur force, corps et âme, afin de faire des films engagés, loin de toute influence pour défendre leur identité», répétait à satiété le défenseur de l'identité des cinéastes africains et arabes devant une salle comble, aux balcons pleins à craquer. Le cinéaste et critique tunisien Tahar Chériaâ, qui a été arraché aux siens et à ses amis à l'âge de 83 ans, fut l'un des premiers dirigeants du Département cinéma au sein de l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), aujourd'hui Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).

Sa riche carrière cinématographique, il l'a entamée après des études à la faculté des lettres de Paris et l'a poursuivie en tant que porte-parole des peuples africains et arabes dans leur soif de reconquérir leurs écrans, de donner du sens à leurs images tronquées par les expériences coloniales. A son actif la création des Journées cinématographiques de Carthage, qui célèbre la 28ème édition qu'il défendait farouchement. Sa mission, faire connaître les œuvres produites, encourager les nouveaux talents et inciter les jeunes générations à aller vers le 7ème art, il l'a accomplie avec passion. Il a également contribué à l'émergence de cinéastes talentueux révélés grâce aux JCC : Youssef Chahine, Salah Abou Seif, Mohammed Lakhdar Hamina, Ousmane Sembène, Mohamed Hondo, Gaston Kaboré et combien d'autres devenus ses proches, ses amis. Il jouera, par ailleurs, un rôle décisif dans la création en 1971, de l'autre grande manifestation cinématographique du continent : le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO).

La disparition de cette personnalité atypique aux audaces nombreuses, déclarée affectueusement «père du cinéma arabo-africain» a été difficilement ressenti par les cinéphiles. Tous ceux qui l'ont connu ou qui l'ont approché de près ou de loin, garderont de lui le souvenir impérissable d'un grand humaniste d'une immense tolérance, pétri dans les valeurs universelles et fermement enraciné dans son terroir culturel national. Le vide qu'il laisse ne se comblera pas de si tôt. Mais l'homme qui a tout sacrifié pour la reconnaissance des cinémas africains et arabes, a laissé un trésor de connaissances et d'idées pour ceux qui voudront s'inspirer de son parcours exemplaire de travail et de création. Ses ouvrages et ses nombreuses publications spécialisées dans la culture et la communication, aujourd'hui références incontournables pour toute personne intéressée par les cinématographies du Sud, témoignent de ses qualités de critique et d'historien du 7ème art. A sa famille, à ses proches, à ses amis qui partageaient et portent ses valeurs, à la grande famille cinématographique arabo-africaine et à tous les cinéphiles du monde qui ont perdu l'un des leurs, cette pensée affectueuse. Ce grand homme de culture, convaincu que sans les arts en général et le 7ème en particulier, l'Afrique et le monde arabe n'auront aucune existence sur la scène mondiale. L'histoire du cinéma en général, et celle du cinéma africain en particulier, lui seront éternellement redevables pour l'énorme travail de défricheur déterminé et de témoin effectué.

*Cinéaste, critique, universitaire