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Le testament de Bakhti Belaïb

par Abed Charef

L'ancien ministre du Commerce Bakhti Belaïd, décédé jeudi dernier 26 janvier, n'avait pas le profil des ministres de son époque. Au point où on se demande comment il a pu faire carrière dans le gouvernement Sellal.

Bakhti Belaïd était un homme réservé, à la limite de la timidité. Avec son allure frêle, sa manière posée, presque hésitante, de parler, il ressemblait plus à un professeur en fin de carrière qu'à un membre du gouvernement Sellal. Son décès, survenu jeudi 26 janvier dernier à l'âge de 64 ans, après un combat âpre contre la maladie, laisse deux questions sans réponse : comment, avec son tempérament, sa manière de travailler, son mode de vie, comment a-t-il pu faire carrière dans un gouvernement aussi décrié ? Et comment, malgré une santé fragile, qui s'était fortement dégradée durant les dernières semaines, cet homme qui préférait écouter les anciens de l'ALN plutôt que les bavardages des milieux d'affaires, comment a-t-il pu tenir face aux puissants lobbies qui dominaient le secteur du commerce?

Fait rare, un membre du gouvernement de l'ère Bouteflika bénéficie d'hommages, nombreux et appuyés, venant d'horizons les plus divers. Ne parlons pas des hommages officiels ou protocolaires, mais des autres, ceux qui ne relèvent pas de la posture traditionnelle face une personne qui vient de nous quitter. On y relève une attitude très particulière, comme si leurs propres auteurs en étaient étonnés.

L'hommage s'adresse d'abord aux qualités morales Bakhti Belaïb, non à ses qualités de gestionnaire ; au personnage, pas au ministre. On loue son attitude, non sa politique ou l'efficacité éventuelle de sa gestion. On évoque sa rectitude, sa fermeté, sa discrétion, on ne parle guère de ses succès ou de ses échecs. Personne n'a évoqué une politique particulièrement innovatrice, mais tous ont loué le sérieux avec lequel il a toujours travaillé.

Un produit de l'école publique

Né en 1953, à Théniet El-Had, dans la wilaya de Tissemsilt, au sein d'une famille modeste, M. Belaib avait suivi sa scolarité dans sa ville natale, puis au lycée Mustapha Ferroukhi de Miliana (Ain-Defla), avant d'obtenir un diplôme de l'école de commerce d'Alger. Il est, à ce titre, un pur produit de l'école algérienne, lorsque le pays était ouvert, quand l'ascenseur social fonctionnait à plein, permettant à tous d'accéder à l'école, à l'université et aux postes les plus importants. L'école était alors un symbole du savoir avant d'être une étape utilitaire destinée à faciliter l'accès au travail ou aux privilèges.

Il ensuite a effectué l'essentiel de sa carrière dans le secteur du commerce, dont il a occupé à deux reprises le poste de ministre. Dans cette longue carrière, il a tout vécu : les pénuries des années 1970 comme les tentatives d'inonder le marché au début des années 1980, avec le fameux PAP ; les restrictions de la période qui a précédé octobre 1988 comme l'ouverture débridée de l'ère FMI, et jusqu'au « tout import » des années Bouteflika.

Bakhti Belaïd n'avait pas d'ancrage politique marqué, à part cette appartenance nationale et populaire largement partagée dans le pays. A l'exception d'une expérience électorale décevante au sein du RND, il est rarement intervenu sur le terrain politique. Il a agi sur le terrain qu'il connait le mieux : la réglementation, les procédures, l'élaboration de textes et le respect strict de la loi.

Limites d'un modèle

De cette longue expérience, il a gardé une vision ambigüe. Formé dans une tradition bureaucratique en vigueur dans les années 1970 et 1980, il n'a pu, de par son itinéraire personnel, se départir totalement de cette vision selon laquelle l'administration devait veiller à ce que les plus démunis ne soient jamais privés de l'essentiel. Pourtant, il a pleinement vécu le virage de la fin des années 1980, avec la faillite du système de commerce, la perversion des subventions, l'incapacité de l'Etat à régenter un secteur où importer des voitures, des jouets, des bananes et ou des équipements relevait de l'Etat. Il a vu l'informel prendre le dessus, et vécu comme un drame personnel la paralysie des structures officielles face au poids grandissant de l'argent et de l'informel.

Il en a tiré une philosophie : dans une situation aussi décousue que celle de l'Algérie, il ne sert à rien de s'arcbouter aux postes et aux honneurs. Mais dans l'exercice de ses fonctions, il faut faire son travail, jusqu'au bout, quitte à en s'enfermer dans sa bulle professionnelle, indépendamment de ce que peuvent faire les autres.

Testament

Bakhti Belaïb n'était ni un tribun, ni un homme politique aux déclarations tonitruantes. Il agissait plutôt dans la discrétion, y compris dans les situations les plus difficiles. Face au lobby des concessionnaires automobiles, qui pesait près de dix milliards de dollars de chiffre d'affaires par an, il a été chargé de réglementer les importations. Il l'a fait en adoptant des règles bureaucratiques, mais publiques et transparentes. Il a contraint tout le monde à s'y soumettre, tant bien que mal. Il était le mieux indiqué pour mener à bien cette tâche, pour une raison simple : les milieux de l'argent, qu'il côtoyait au quotidien, n'avaient pas de prise sur lui.

Seules des situations exceptionnelles le poussaient à intervenir publiquement, comme lorsqu'il a affirmé que 30% des importations relevaient en réalité de transfert illicite de devises. Dans l'atmosphère glauque du quatrième mandat, de tels propos relevaient du blasphème, tant les liens entre le gouvernement et les milieux d'affaires étaient à la fois puissants et publics. De même, il a révélé l'impuissance et la gangrène qui touchait l'administration, lorsqu'il a fait état de marchandises saisies au port mais sorties frauduleusement par un importateur qui n'a pas hésité à menacer des cadres du ministère. C'était là une sorte de testament : le cadre de l'Etat, le citoyen venu de l'Algérie profonde, pour être propulsé aux premières loges pour négocier l'accession de l'Algérie à l'OMC, sonnait l'alarme face à une dégradation extrême de la situation, à un moment où les plus démunis commençaient à subir les effets des restrictions.