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De la méthode de lecture à la théorie de l'interprétation du texte écrit (1ère partie)

par Hacène Saadi*

Dans le texte qui suit, il y a une approche pédagogique qui consiste à progresser d'une méthode de lecture relativement simple à des approches plus complexes de l'interprétation de textes écrits, en passant par un trait d'union logique qui est le discours théorique, dans le cadre d'études critiques qui inondent la scène littéraire depuis la première moitié du 20e siècle jusqu'à nos jours, souvent empruntant un jargon terminologique à des disciplines plus ou moins adjacentes des sciences humaines (philosophie, psychologie, psychanalyse), et qui, largement, interpénètrent les frontières poreuses de la littérature.

I- La méthode la plus efficace pour bien comprendre et s'imprégner des idées, des théories, des approches, des tendances, des arguments, des opinions, d'un livre, etc., est de partir de résumés de manuels et procéder ensuite vers des études plus détaillées d'un auteur, en littérature par exemple (idées, tendance, style, biographie, autres œuvres du même auteur) et puis ? si l'auteur nous a séduits par son écriture, l'atmosphère de ses romans, ses personnages, ses paysages et leur poésie ? d'autres encore plus détaillées pour élargir ses connaissances en direction d'une véritable expertise, ou savoir solide, sur l'auteur, ou l'école de pensée, ou une direction de pensée, et ainsi de suite jusqu'à une grande maitrise du domaine ou de l'auteur choisis. Ensuite il faut refaire le chemin en sens inverse, et revenir aux manuels, pour voir si les auteurs de manuels ont employé le mot ou les mots justes pour résumer un ouvrage, une théorie, une tendance, etc., ou s'ils ont utilisé des mots approximatifs pour traiter, de manière hâtive ou expéditive ou même très sommaire (ce n'est pas rare, les auteurs de manuels peuvent agir ainsi) ce travail délicat qui consiste à introduire des écrivains et poètes d'une littérature donnée. Ce chemin en sens inverse est salutaire et pédagogique, car il permet de réaliser le chemin parcouru, d'être quelque part un peu (ou très ?) satisfait de la profondeur des connaissances accumulées sur l'auteur, la théorie, les idées d'une école de pensée, etc. C'est un va-et-vient constant entre le général (le manuel) et le particulier (l'étude détaillée), et du particulier au général. Il faut être un Schopenhauer, c'est-à-dire un authentique génie créateur, pour se passer d'intermédiaires (d'études sur les écrits philosophiques renommés) pour lire directement les philosophes qui ont imposé leurs idées ou leurs philosophies, et créer ensuite sa propre philosophie à partir de son expérience de la vie («Le monde comme volonté et comme représentation», 1818, et multiples rééditions du vivant de Schopenhauer). Mais ceci est une exception qui ne confirme pas la règle.

Dans le sillage des grands manuels littéraires écrits par des critiques éclairés, il y a le beau texte d'Henri Lemaitre publié en 1984 («L'aventure littéraire du XXe siècle», Pierre Bordas et fils, éditeur), qui va bien au-delà d'un manuel, mais stimule admirablement la réflexion sur les auteurs étudiés, et outrepasse la conventionnelle étude systématique et scolaire. Lire Henri Lemaitre dans les pages consacrées à Proust et Valery, par exemple (et dans la même veine celles vouées à Larbaud, Cendrars et Apollinaire), c'est comme si on lisait avec avidité l'écrivain et le poète parler d'eux-mêmes, de l'atmosphère de leur roman, de leurs personnages, de leur conception de l'art, pour le premier, et de la poésie absolue, la poésie comme architecture et musique, la poésie comme un langage dans le langage, pour le second. L'écriture de Henri Lemaitre est savante, accrocheuse, inspirante, entraînante, harmonieuse; elle entremêle appréciation critique et reconstruction poétique de l'univers du romancier ou du poète. C'est un livre qui est beaucoup plus qu'une somme d'appréciations critiques (loin, très loin d'une étude scolaire, bonne pour introduire une histoire littéraire d'un pan de la littérature française aux étudiants, comme beaucoup de critiques contemporains ont tendance à la classer ou la qualifier(1)), c'est un récit passionné et éminemment perceptif de l'aventure intérieure de l'écriture romanesque ou poétique des grands auteurs du 20e siècle.

En prolongement de ces introductions éclairées à de grands auteurs du XIXe et du XXe siècles, que sont ces études dans l'esprit d'un Henri Lemaitre, il y a la collection «Poètes d'aujourd'hui» des éditions Seghers. Il faut rendre un vibrant hommage à l'éditeur Pierre Seghers, qui a rendu un extraordinaire, un immense service à tous les amateurs de poésie (amateur non pas au sens péjoratif de «dilettante», ce serait une grave méprise de le prendre en ce sens), à tous les amoureux de la poésie de tous les temps, en introduisant cette collection («poètes d'aujourd'hui», mais aussi de tous les temps et de tous les pays) en format de poche (au sens concret du terme, un livre dans cette collection peut tenir dans une poche d'un veston classique, d'un pardessus, d'une gabardine, d'une parka?), portée à bras-le-corps par des auteurs, eux-mêmes poètes et écrivains de grand talent, en présentant à travers des essais riches en nuances, en images, en perceptions aiguës, en rythmes, (étant poètes eux-mêmes), ces glorieuses figures de la poésie française et poésie universelle. C'est une immense déception de constater que cette collection appartient désormais au passé, et que les quelques rares amoureux de «poésie d'aujourd'hui» devraient se fier à leur chance de pouvoir un jour tomber sur un ou plusieurs exemplaires de cette collection chez les bouquinistes qui, hélas !, sont en train de disparaître, de façon alarmante, des paysages urbains !

Maintenant, si l'on voudrait, un tant soit peu, aborder le discours théorique, dans le cadre d'études critiques qui inondent (c'est bien le terme) la scène littéraire, et qui souvent empruntent un jargon terminologique à des disciplines et approches devenues à la mode dès la première moitié du 20e siècle, telles la psychanalyse, la phénoménologie, l'herméneutique, il y a à boire et à manger !

Est-il vraiment nécessaire d'avoir une lecture psychanalytique d'un récit (qu'il soit autobiographique, une autofiction ou une autobiographie déguisée en fiction, ou tout simplement romanesque) d'un auteur donné pour comprendre qui suis-je comme lecteur d'un auteur qui me révèle quelque chose de moi-même (tout lecteur, quel qu'il soit, peut se reconnaître quelque part dans un personnage ou un héros) ?(2) Non, bien sûr ? Un siècle de brouillage psychanalytique lacanien ou autre avatar de la psychanalyse n'a fait qu'éloigner le lecteur du vrai plaisir de lire. Un discours inutilement compliqué (l'apparente complexité du discours psychanalytique est un jeu narcissique destiné à cacher un vide sidéral derrière la pseudo-réflexion, et entretenir l'illusion de profondeur) a définitivement égaré tout lecteur dans un labyrinthe dont il ne verra jamais l'issue, et finira par ne plus rien comprendre à l'écriture romanesque, la rejettera avec dégoût et lassitude, et se plongera dans le territoire des lectures faciles propres aux magazines à grand tirage qui finiront par le trépaner !

Dans ce contexte de brouillage psychanalytique adroitement mené, Lacan tient un discours (avec des mots hors de leur contexte habituel, au sens souvent étriqué, métaphoriquement et métonymiquement déplacés) destiné à déstabiliser l'intelligence moyenne du lecteur moyen. Les intellectuels de tous bords avec ou sans écrits dans leurs carrières respectives, sont fascinés par ce discours et tombent dans le piège tendu très (même trop !) subtilement par Lacan pour leur faire mordre le néant de leur imagination. Ou alors il faudra lire à rebours les «Ecrits» (1966, Le Seuil) de Jacques Lacan !

Quant à la phénoménologie, c'est une autre histoire. Commençons d'abord par clarifier le terme. La phénoménologie est définie, globalement, comme une méthode de recherche, introduite au début des années 1900 par Edmond Husserl (1859-1938), qui se base sur une description détaillée de l'expérience consciente faisant abstraction de toutes préconceptions, interprétations et autres explications qui pourraient s'immiscer dans la considération de l'expérience ou du phénomène en question. D'une manière générale, c'est, en psychologie, une méthode de recherche qui se concentre sur l'analyse des données de l'expérience mentale plutôt que sur le comportement en tant que tel.

L'approche phénoménologique a, vraisemblablement, pénétré le discours littéraire dès la fin des années 1930. Elle est présente dans les études de critique littéraire bachelardienne. En parallèle ou en prolongement de son travail en épistémologie et histoire des sciences, Bachelard a insufflé, dans près d'une dizaine d'ouvrages, un «nouvel esprit littéraire» dans la critique. Du «Nouvel esprit scientifique» au «Nouvel esprit littéraire» est la caractéristique essentielle de l'œuvre de Gaston Bachelard (1884-1962). La phénoménologie bachelardienne n'est ni celle de Husserl, ni celle des existentialistes, elle est résolument dirigée vers l'avenir. Vincent Therrien («La Révolution de Gaston Bachelard en critique littéraire», Editions Klincksieck, 1970) a clairement mis en exergue cette caractéristique en soulignant le fait que, pour Bachelard, «dès que l'homme voit (ou aperçoit), il réagit, et cherche à comprendre. Rien de statique dans cette méthode. Au contraire, tout y est dynamisme dans l'approximation d'un au-delà du donné immédiat.

Etres et phénomènes sont, aux yeux de Bachelard, «en constant devenir». (p.319, note n°3) et plus loin, il ajoute, judicieusement, ceci: «Ici [dans «la philosophie du Non. Essai d'une philosophie du Nouvel Esprit Scientifique» P.U.F, 1940] encore les êtres doivent être jugés moins selon ce qui en apparaît ? et encore moins selon ce qu'ils ont été ? que selon ce qu'ils deviennent. C'est une véritable inversion de la causalité, Grâce à quoi, le futur dessiné juge déjà le présent par le sens dont une finalité l'investit, le détermine même d'une certaine manière, et supplante totalement l'importance du passé? Bachelard agit ainsi en posant au niveau psychologique le principe de la supériorité du désir sur le besoin, de l'agréable sur le nécessaire progrès de la pensée, de la limite d'une connaissance sur la connaissance elle-même? Le besoin de progrès, l'accomplissement d'un destin, le devenir sont le fond même de la philosophie bachelardienne» (p.319).

*Universitaire et écrivain

A suivre...

Notes:

1) L'ostracisme dont est victime cet auteur, de la part d'un Claude Pichois, d'un Antoine Compagnon, d'un Michel Jarrety ou d'un Jean-Yves Tadié, me met à l'esprit cette même exclusion, dans le monde du cinéma, dont a été douloureusement victime Jean-Gabriel Albicoco, l'homme qui a réalisé, en 1966, le plus beau film qu'on puisse faire sur «le Grand Meaulnes».

2) Je pense, dans ce contexte précis, au livre de Philippe Gasparini. «Est-il je ?». Le Seuil, 2004.