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Pourquoi les guerres et les crises poussent-elles les peuples à briser les chaînes de l'humiliation et de la servitude ? (Suite et fin)

par Medjdoub Hamed*

Non seulement cette guerre aura montré les limites de la superpuissance mais la défaite éclatante qui en ressortira sera sentie comme un véritable traumatisme pour le peuple américain. Ce qu'on a appelé le "syndrome du Vietnam" empêche désormais l'establishment américain de se lancer seul dans des guerres hasardeuses, eu égard aux risques de défaites désormais inacceptables. Cependant, cette "guerre froide" qui suivit le Deuxième Conflit mondial eut le mérite, qui est essentiel pour les deux puissances, d'éviter que leurs conflits de leadership dans le monde les entraînent dans un "conflit mondial". Ces deux grandes puissances sont prévenues à l'avance qu'en cas d'une "troisième guerre mondiale", il ne restera rien d'eux, qu'un retour à l'"âge de pierre". La formidable puissance des armes atomiques quasi instantanées, en cas de conflit nucléaire mondial, mènerait les superpuissances à une autodestruction immédiate. Et c'est ce concept, la "destruction mutuelle assurée" (MAD) ou l'"Equilibre de la terreur", qui régira toutes les relations internationales entre les deux hyper-puissances. Il est évident que même les puissances nucléaires de deuxième zone qui ne participent pas à un conflit nucléaire mondial seront touchées parce que, dans l'optique des hyper-puissances, ces puissances doivent être affaiblies par le feu nucléaire. Ainsi s'opère un affaiblissement généralisé, sans que les puissances nucléaires de deuxième zone puissent profiter de l'affaiblissement des grandes. On comprend alors qu'une épée de Damoclès est donc suspendue sur toutes les puissances nucléaires du globe.

Mais à l'ombre de cet équilibre de la terreur, le monde post-colonial s'est complexifié. Avec la naissance de plusieurs dizaines de nations indépendantes, et d'autant de risques qui accompagnent cette pléthore de nations indépendantes, souvent faiblement armées, économiquement peu viables, où tous les maux peuvent apparaître, d'autant plus qu'elles sont bipolarisées, font craindre aux deux superpuissances, dans le soutien de leurs alliés respectifs, d'être entraînés dans un conflit aux conséquences incalculables. Entre 1945 et 1973, le nombre d'Etats membres au Nations unies est passé de 51 États à 132 États, soit une augmentation de 81 nouveaux États. C'est dire qu'un changement radical s'est opéré entre la première moitié et la fin du troisième quart du XXe siècle.

Mais le grand tournant du monde va s'opérer en 1973 avec le premier choc pétrolier. L'Amérique touchée triplement, par le syndrome vietnamien, la crise du dollar dès 1971 - les pays d'Europe refusaient les dollars qui n'étaient plus adossés à l'or et, par la planche à billet, servait à financer les déficits extérieurs -, et par la guerre israélo-arabe - l'invincibilité d'Israël est remise en cause par la demie-victoire des armées arabes - va procéder à un changement tactique radical de sa stratégie de domination. Une stratégie qui va porter des fruits dans un premier temps mais deviendra problématique dans un deuxième temps. Là aussi, on constatera que toute stratégie a un temps dans l'histoire, et progressivement perdra de son intérêt parce qu'elle aura réalisé ce pourquoi elle était nécessaire pour ce stade de l'histoire.

5.Troisième cycle de guerre des Temps modernes. 1973-1991 : l' "arc de crise vert" et la fin du rôle historique de l'URSS

La stratégie américaine s'appuie sur une approche idéologique basée sur l'islamisme qui puise sa doctrine de l'interprétation rigoriste de l'Islam, i.e. "revenir aux préceptes de l'Islam du VIIe siècle", en tout point d'existence, sans prendre compte de l'évolution du monde. Précisément l'instrumentalisation de l'Islam qui se base sur cet "âge d'or passé de l'Islam" est une puissante arme de combat puisqu'elle offre à son concepteur - évidemment les concepteurs sont les États-Unis, leurs alliés européens et les pétro-monarchies arabes du Golfe - un double emploi. D'abord par l'idéologie islamiste, en présentant les pays progressistes comme des mécréants, des communistes, des athés et des ennemis de Dieu. Cette stratégie qui joue stratégiquement de l'islam le plus fondamentaliste contre les pays arabes, alliés à l'URSS, non seulement permet d'élargir le combat du communisme mais aussi d'ébranler, voire annihiler ces régimes politiques arabes, qui sont autoritaires. Autoritaires d'ailleurs par nécessité vu la lutte hégémonique entre les grandes puissances et le retard sur nombre de plans auxquels ils sont confrontés. Ce qui nous fait dire que l'autoritarisme dans ces pays n'est pas venu ex nihilo mais est venu de lui-même, i.e. la conjoncture historique qui a suivi les indépendances. C'est ainsi que s'est progressivement constituée une nébuleuse internationale de l'intégrisme islamique, sponsorisé par l'Occident - la CIA a joué un rôle majeur dans son organisation - et les pays monarchiques du Golfe.

Cette instrumentalisation de l'"islamisme radical" au sein du monde arabo-musulman va devoir s'achever par l'instauration d'un "arc de crise vert", ceinturant tout le flanc sud de l'URSS. Un arc qui permettra non seulement d'endiguer la pénétration soviétique, compte tenu de l'affaiblissement du leadership de l'Amérique depuis sa débâcle au Vietnam et ses problèmes de financement des déficits commerciaux devenus structurels mais aussi d'ébranler l'idéologie communiste des républiques soviétiques musulmanes d'Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan, Turkménistan, Kirghizstan, Azerbaïdjan). Et l'islam est anticommuniste par essence, alors que l'athéisme d'Etat, un des fondements de l'idéologie de l'Union soviétique, est l'antithèse de l'islam. Mais comment va s'opérer cette stratégie en marche, à l'échelle planétaire ? Trois facteurs majeurs vont servir la stratégie américaine contre l'adversaire le plus tenace qu'elle affronte depuis 1945, i.e. l'Union soviétique, et celle-ci ne cesse de marquer des points face au bloc occidental.

Le premier facteur surgira, à l'occasion de la quatrième guerre israélo-arabe, en octobre 1973, les pays arabes provoquent le premier choc pétrolier. Les prix passent du simple au quadruple, de 3 dollars environ à 12 dollars le baril. Le monde arabe entre désormais par la grande porte dans les affaires des grandes puissances mondiales. A cette irruption arabe, doit-on invoquer le hasard de l'histoire qui les a fait entrer dans le jeu des grandes puissances ? Où est-ce le coup de pouce américain donné à leurs alliés arabes, les pétro-monarchies du Golfe, pour augmenter le prix du baril de pétrole qui, libellé en dollars américains, obligeait les pays européens à acheter des dollars ? Il faut rappeler que les pays européens qui refusaient les dollars ont opté pour le flottement de leurs monnaies sur les marchés, en 1973, compte tenu du recours à la planche à billet par l'Amérique pour monétiser ses déficits commerciaux. La réponse, c'est l'histoire évènementielle, ou simplement la marche du Temps qui a tranché, le monde étant en perpétuel devenir. Les puissances occidentales ni ne s'apercevaient ni ne s'attendaient que les Trente glorieuses allaient se terminer et entraîner des bouleversements dans l'économie mondiale, qui n'étaient pas forcément positives pour l'Occident. Puisqu'il y a un perpétuel changement, voire un ajustement géopolitique et économique mondial.

Le deuxième facteur, corollaire au précédent, c'est la masse des pétrodollars que l'Arabie saoudite va retirer de ses exportations pétrolières, et lui donne tous les moyens nécessaires pour une formidable propagation tous azimuts de l'Islam dans le monde. Avec, bien entendu, le parrainage stratégique de la première puissance, les États-Unis. Un formidable essor islamique va s'ensuivre dans le monde. Partout des milliers de mosquées et d'instituts islamiques seront construits dans les pays musulmans et européens (États-Unis, Canada, Australie, Brésil, Argentine?). Certaines mosquées de grand style sont de véritables chefs-d'œuvre architecturaux en Occident. Pour la diffusion de l'Islam dans le monde, des dizaines de millions d'exemplaires du Coran sont publiées chaque année.

Le troisième facteur est de créer un pôle de l'Islam fort, à la frontière de l'Union soviétique. Quels pays peuvent occuper ce rôle ? Deux seuls apparaissent, l'Iran et l'Afghanistan qui ont de vastes frontières avec les républiques musulmanes soviétiques. Ainsi se comprend le coup d'éclat qui viendra d'Iran, la révolution islamique est proclamé le 1er avril 1979, deux mois après le retour du guide de la révolution islamique, l'ayatollah Khomeyni.

Conjugués, ces événements vont provoquer l'embrasement du Moyen-Orient. A la fin des années 1980, le monde est désormais parti pour un nouveau cours de l'histoire. En effet, la guerre en Afghanistan, entre 1980 et 1988, qui s'est terminée par un désengagement sans gloire de l'Armée rouge, pour ainsi dire par une défaite, à l'instar des États-Unis au Vietnam, conjuguée à l'endettement extérieur auprès des pays occidentaux (contractée pendant les temps difficiles de la Perestroïka, entre 1985 et 1991), va plonger l'URSS dans une situation extrême de déliquescence telle qu'elle finira d'exister en décembre 1991. L'URSS fait place à la nouvelle Russie qui met fin au régime socialiste.

De 1917 (révolution bolchevique) à 1991, se sont passés 75 ans à quelques mois près. De même, l'Allemagne de 1870 à 1945, se sont passés à peu près 75 ans à quelques mois près, évidemment c'est un simple hasard. Mais, au-delà du contingent, l'éclatement de l'URSS en 1991, comme la dislocation de l'Allemagne avant elle et s'est réunifiée ensuite, doivent avoir un sens. Et comment expliquer cette implosion-explosion de l'URSS, en 1991 ? La réponse est simple : l'histoire a tranché. Comme l'a écrit Hegel, dans ses "leçons sur la philosophie de l'Histoire" : " Lorsque l'histoire nous met devant les yeux le mal, l'iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu'ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu'être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l'œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l'histoire risque à la fin de provoquer une affliction morale et une révolte de l'esprit du bien, si tant est qu'un tel esprit existe en nous. [?] On en arrive à une douleur que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il a été ainsi ; c'est le destin, on n'y peut rien changer [?]. Cependant, dans la mesure où l'histoire nous apparaît comme l'autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. [?] Cette masse immense de désirs, d'intérêts et d'activités (humaines) constitue les instruments et les moyens dont se sert l'Esprit du Monde (l'Essence) pour parvenir à sa fin, l'élever à la conscience et la réaliser. Car son seul but est de se trouver, de venir à soi, de se contempler dans la réalité. C'est leur bien propre (das Ihrige) que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d'une chose plus élevée, plus vaste qu'ils ignorent et accomplissent inconsciemment. "

Ainsi nous apparait que les crises monétaires, les krachs pétroliers dans les années 1970, la stratégie de l'"arc de crise vert" à la fin de la décennie, la République islamiste d'Iran, la guerre Afghanistan-URSS ont été des moyens par lesquels allait se réaliser l'histoire pour passer vers une histoire plus vaste, plus élevée. Un nouvel état du monde allait naître sur les décombres du précédent. L'Union soviétique, accomplissant sa mission historique, n'était-ce pas elle qui a contrecarré les plans américains pour dominer le monde ? Si l'URSS n'avait pas existé, y aurait-il eu une Corée du Sud et une Corée du Nord, dans les années 1950 ? La Corée aurait-elle été divisée en deux ? Il est évident que non. La Corée n'aurait rien signifié sur le plan géostratégique pour les États-Unis si l'URSS n'avait pas existé. De même auraient-ils existé la Chine populaire et Taiwan ? La Chine serait restée dominée par le Guomindang. Il n'y aurait eu ni république chinoise populaire ni république chinoise à Taiwan. Une seule Chine continentale aurait continué à exister, et dominée par les États-Unis. Ni de guerre au Vietnam. Ni de Japon, au rang de deuxième puissance économique du monde dès les années 1980. Celui-ci serait tout au plus un non-Etat géré par le proconsul américain Mac Arthur, et auquel se relaieraient d'autres proconsuls pour assurer la continuité de la gestion de l'après-guerre sur l'archipel nippon. Hitler n'a-t-il pas cherché à créer un espace vital à l'Est, pour la race aryenne allemande, au détriment de la Russie ? Mais cela a fait partie des moyens par lesquels s'élève et se réalise l'histoire du monde. (dixit Hegel)

Tout compte fait, nous constatons bien que les trois facteurs, qui sont en somme trois événements qui se sont réalisés, viennent en droite ligne des Deux Guerres mondiales. Ce qui nous fait dire que la décolonisation ne s'est pas arrêtée dans les années 1960-1970, après 1945, mais a continué historiquement pour se réaliser pour les pays pris dans le glacis européen, i.e. la libération des pays d'Europe centrale et orientale (PECO) de leur tutelle soviétique, et des pays constituant l'URSS, i.e. l'indépendance des quinze républiques soviétiques. Et préciser aussi qu'à l'ombre du régime soviétique se sont constituées des nomenklaturas qui non seulement n'étaient plus créatives, mais ont créé une béance idéologique et économique au sein des républiques. Ces dernières qui faisaient partie de l'ancien empire tsariste russe étaient réintégrées de force dans l'Union soviétique. L'Histoire en fin de compte n'a fait que renverser l'œuvre des hommes après épuisement des rôles dans la réalisation d'un monde à venir plus viable, plus élevé.

Nous constatons encore une fois que ce sont les guerres et les crises qui poussent les peuples à briser les chaînes de l'humiliation et de la servitude. Comme nous constatons aussi que l'islamisme radical nolens volens est nécessaire à l'histoire de l'humanité. Que tout ce qui se passe aujourd'hui dans le monde arabe est conforme à la dynamique de l'histoire.

*Auteur et chercheur indépendant en économie mondiale, relations internationales et prospective.