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Analyse du «national» livrée par un chauffeur de poids lourds

par Kamel Daoud

Méditation sur le coupable premier. Qui est-il ? Lecture d'un article de confrère sur les chauffeurs de poids lourds. Accusés d'être des tueurs en séries, après les derniers morts sur route, quelques-uns d'entre eux se défendent. Un démantèlement de l'accusation qui, vue de près, approche le grand texte philosophique. L'un d'entre eux est cartésien : avant d'accuser les chauffeurs de camions, il faut accuser l'état des routes, explique-t-il. C'est-à-dire ceux qui les fabriquent et trichent parce que le système des marchés et des appels d'offres est tricheur et parce que, en remontant l'effet papillon tuant, on aboutit à l'histoire du régime né de la triche. Une chaîne alimentaire qui commence par des élections fausses et finit par des routes avec des trous et des malfaçons. Lesquelles malfaçons obligent à des coups de volant et aboutissent à des morts.

Ceci pour l'analyse de la chaîne des coupables, entre le goudron qui tue et le régime qui le fabrique. L'illégitimité fondamentale oblige à la compromission et la compromission mène à s'allier au tricheur et le tricheur fabrique de mauvaises routes lesquelles routes finissent par des morts et mènent à des cimetières.

L'analyse du chauffeur est aussi remarquable parce qu'elle soulève l'autre chaîne : celle de l'irresponsabilité et de la gestion par le déni de l'espace public : les routes algériennes ont le goudron du 20e siècle et le statut des pistes du 11e siècle. Pas de signalisations sauf par défaut ou par le négligé. La déviation est signalée à la dernière minute et la plaque de chantier ouvert se trouve à deux mètres de l'engin de travaux et du maçon. Un lointain effet de la gestion politique de l'espace : chacun est chez soi, l'autre est étranger, l'espace est pour ceux qui l'habitent et pas pour ceux qui viennent d'ailleurs (d'où le désintérêt pour la signalisation), l'autre est inutile, on n'a pas besoin de visiteurs, etc. Découpage territorial mental et culturel qui exclut l'espace comme lieu de rencontre et du vivre-ensemble. L'Algérie est un pays qui n'a pas besoin de touristes et le dit clairement par ce manque de souci pour les signalisations. Le chauffeur de poids lourds a raison de l'évoquer : cela cause des morts.

Cela se conjugue aussi à ce trouble de l'altérité : on stationne comme on veut parce qu'on ne se soucie pas de l'autre mais on installe des chantiers, en pleine route et trafic, sans souci des conducteurs, c'est-à-dire des autres, c'est-à-dire de la vie en général.

A lire et à relire cette analyse du pays coupé par une route. Tout y est dit. Psychanalyse du collectif par un routier. «Traité du stress et du camion», livre à écrire. La route est coupée souvent par colère chez nous, mais, au repos, c'est elle qui nous raconte le mieux.

Le chauffeur de poids lourds est un chauffeur. Son intuition est féroce, à force de kilométrages et de trous évités. Les routes sont longues, dit-il, mal faites, l'éclairage est inexistant, la signalisation mauvaise et le pays est tueur et tué. C'est une analyse politique claire, nette et précise : il y a un lien entre la politique et les morts. Entre nos mains et nos tombes.