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Conciergeries 90 et autres généraux

par Kamel Daoud

Etrange spectacle : le monde est inquiet pour son avenir, l'Algérie a des angoisses quant à son passé. C'est un lecteur qui l'a remarqué : il y a un contraste hallucinant entre l'agitation d'os et de versions qui prévalent dans les médias, et l'enjeu de l'avenir avec une constitution digne de Hassan II. Personne ne semble s'inquiéter du second, tous s'agitent dans le brouhaha des mémoires, pour retrouver réponse au « qui tue qui ? », version mémorielle. Il ne s'agit donc pas seulement d'un tournant maladif de l'actualité mais d'une maladie profonde, « algérienne », nationale : le Passé comme enjeu. Un culte du temps mort. Quelque chose de bouleversant dans l'ordre du vivant et qui équivaut à de la nécrophilie. Certains peuples, selon les livres d'histoire, sont frappés par cette malédiction sans issues : ressasser sans cesse l'ancêtre et en sucer l'os jusqu'à ce que le monde perde son goût et le cosmos son sel brillant dans l'obscur. C'est un peu une sorte de suicide collectif mais à reculons. Une introversion qui va conduire à l'évaporation. Une vie par renversement. Un corps où c'est l'os du squelette qui emprisonne la peau et la paume dans sa cage sèche et sans désir. Une conclusion à la manière de l'île de Pâques : déboiser une île entière pour construire des statues de dieux puis crever à cause du désert provoqué et se faire décimer par un culte bloqué. On peut creuser les mythes du monde on y retrouvera les versions morbides de cette maladie : l'obsession du passé comme présence. L'enjeu du mort et de la version. La guerre du souvenir contre la vie. Ce n'est pas nouveau mais cela se passe sous nos yeux, dans le grand écart national entre l'alimentaire et les révélations. C'est ce qui frappe dans l'actualité des généraux et autres morts qui nous reviennent racontant chacun, dans la cécité, sa version des faits, sa vérité pendant que nous retournons leurs dires dans tous les sens pour y retrouver un sens. Rares sont les peuples qui sont aussi obsédés par leurs ancêtres comme nous. Peuple halluciné par la souche et la racine.

 C'est donc ce qu'il faut retenir de ce qui se dit sur Aït Ahmed, Benbella, Chadli, les années 90 et le reste : un auto-enfumage. Bien sûr, la vérité est importante mais là il s'agit de lapidations et d'obsessions pendant que la nation se fait voler. C'est morbide, c'est détestable. Cela vous étouffe. On aurait voulu que notre mémoire soit construite par la confidence et le devoir de vérité, pas par cette joute qui a les apparences des délations. Il y a une différence entre écrire une épopée et écrire une lettre de dénonciation diffamante. Et c'est dans le désordre des choses : quand on gouverne par l'infamie, on finit par l'art de la diffamation. Bouteflika a savouré sûrement sa plus terrible vengeance sur les capitaines des années 90. Mais cela va au-delà de sa joie malsaine : c'est une maladie, ce n'est pas seulement la sénilité de quelques généraux.