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La lettre VII du vieillard à propos des dénouements

par Kamel Daoud

«? Je te souhaite une belle année. Quoique à notre âge, cela ressemble plus à une photocopie qu'à une fleur inconnue. J'ai vu à la télévision l'enterrement. Il y avait beaucoup de monde. J'ai failli pleurer mais je me suis retenu. Un vieillard qui pleure, c'est l'échec de la sagesse et je ne veux pas être surpris ainsi. Il faut mieux donner l'impression que je crois à l'éternité que d'offrir le visage pitoyable d'un homme qui a perdu ses dents et ses certitudes. Voilà. Je me suis demandé comment a été son dernier jour. Le savait-il ? C'est rare de voir un vieillard se battre pour avoir un pays. A cet âge, en général, on essaye surtout de retrouver ses chaussures à la sortie des mosquées ou des enterrements. Tiens ! Cela me rappelle comment est morte ma grand-mère. Les derniers jours, elle ne pouvait plus bouger de son lit et regardait sans cesse le seuil de la maison. Elle nous demandait à qui appartenaient les belles chaussures blanches posées à l'entrée. Avec mon grand-père, la mort avait un visage encore plus fascinant: il raconta qu'il savait exactement combien il restait de jours à vivre deux semaines avant sa mort. Comment ? C'est simple, nous disait-il: en mangeant une orange à l'heure d'une sieste, il nous dit avoir compris que le nombre des quartiers de son fruit correspondait au nombre de ses jours de vie à vivre au soleil. Ma mère s'est longtemps souvenue de son rire triste et de sa sentence: «j'ai mangé le plus lentement possible cette orange et j'ai compté ses grains blancs deux ou trois fois pour être sûre !». Mon père à moi, il est mort quand il a rêvé qu'il avait pris un bus que, depuis des décennies, il ratait dans ses rêves. Tu sais, l'ancien bus, celui qui traversait le village à 4 heures du matin et qui ne passait que tous les sept jours. Les gens l'attendaient en silence, bravant le froid et avec des bouts de papier en guise d'adresse de parents lointains dans les villes difficiles. Ma mère ? Elle est morte en balayant avec colère les feuilles mortes de nos figuiers. Elle en voyait partout, tout le temps et l'indiscernable bruissement d'une feuille morte qui tombait sur le sol en ciment la faisait sursauter de son lit, se précipiter vers le balai et chercher la source de ce tintamarre inaudible pour les autres. Tous avaient une histoire. Je crois que ce sont les plus belles morts: celles où on vous accorde une sorte d'épilogue amusé, tourné comme une charade. Votre vie a, du coup, le poids d'un livre et tout le charme d'une histoire de cinéma projetée sur votre peau. Moi ? Oh, tu sais, je pense que je suis trop fourbe: je peine à croire les histoires. Je vais peut-être mourir les yeux ouverts, méfiant envers la mécanique des anges et les escaliers ascendants. Peut-être que je vais mourir sans le privilège d'une histoire comme les anciens: surpris par le claquement d'une porte, déçu par un grincement de gonds; ou soudainement trébuchant, la tête en avant, du voile à l'étoile sans savoir comment c'est arrivé. La mort peut se présenter comme une berceuse ou comme un couteau. Cela dépend de ce qu'on a rêvé au plus intime de sa vie. C'est quand même fascinant cette fin. Bon, j'ai donc aussi ma croyance. Peut-être que je vais connaître les signes juste avant d'expirer. Cela se résumera peut-être au toucher d'un inconnu sur mon épaule. Tu vois à quoi je passe mon temps: les autres vieux surveillent leurs voisins et les femmes d'autrui, moi je surveille le seuil de ma chambre et comment sont posées mes chaussures vides. A part cela, il n'y a rien de nouveau. Je ne vais pas te dire bonne année, à la fin. A notre âge, c'est comme s'offrir de vieilles chemises.

PS: Je déteste le mot dépouille. J'ai l'impression qu'on parle d'une valise abandonnée à la foule par un homme qui a enfin réussi son plus grand élan. Du coup, les enterrements ont ceci d'incompréhensible à mes yeux, qu'ils élèvent des rites gigantesques autour de simples manteaux refroidis. Bon, j'arrête ce délire.

Le café froid semble, de plus en plus, être mon meilleur portrait?»