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Le grand legs d'Aït Ahmed: la possibilité d'être propre et d'être politique

par Kamel Daoud

Etre le Père du Peuple nation s'obtient par deux moyens : la dictature (le viol), ou l'histoire (la filiation). C'est donc le cas d'Aït Ahmed : sur la scène du parricide, il est le père nié, exilé, chassé, insulté. Au pays de l'infanticide permanent, il est salué, regretté, hissé au rang de l'hommage des foules, mais après la mort. L'homme est donc mort mais, pour l'essentiel, il reste une lumière, indirecte. Car Aït Ahmed, on ne le connaît pas par le manuel scolaire, ni par l'hommage dû par une nation à l'un de ses pères, ni par le salut et le respect appris, mais on le reconnaît avec l'âge, quand on apprend à lire le vrai livre, à reconnaître le sens du mot sacrifice, militantisme et cause. Pour l'expression de « lumière indirecte » ? C'est parce que la vie de cet homme a ce curieux effet d'éclairer, de rendre visible et d'accentuer l'infamie de beaucoup de politiques algériens, adversaires ou anciens compagnons décrépis. Un mot revient sans cesse depuis sa mort, dans les hommages : Ethique. Les Algériens, dans le vacarme salissant du butin depuis les premières heures de l'indépendance, ont toujours été sensibles au statut de cet homme qui représente l'antithèse du « politique » : probe, propre, distingué, réfléchi. Il a vécu comme une possibilité d'une indépendance menant à la liberté. Il est mort signifiant un échec retentissant mais aussi la possibilité d'une continuité.

L'homme est donc le portrait du « politique » rêvé et fantasmé : défendant l'amazighité algérienne sans céder ni aux vassalités baathistes ni aux extrémismes berbéristes. Proposant de sauver le pays par le compromis, pas par la compromission. Défendant la démocratie comme une nécessité et pas comme un fond de commerce d'opposition. Plaidant la solution, pas les positions. L'homme a refusé les bas compromis des vétérans de guerres qui, souvent, finissent mal et honteusement après les décolonisations. Ne cédant jamais à la cupidité légendaire chez les libérateurs quand ils vieillissent. Dans l'imaginaire algérien, il a donc rejoint le cercle stricte de ces politiques dont on admire justement le désengagement signifiant l'honnêteté, là où le militantisme se traduit par le ramassage du butin dans l'histoire alimentaire du FLN d'aujourd'hui.

Les Algériens admirent, on le sait, le politique qui ne fait pas de politique, paradoxalement. Cela donne à l'honnêteté l'honneur de l'impasse, ne sert pas le pays mais sauve l'âme. Aït Ahmed n'était pas cet homme cependant. Il était militant. Le chroniqueur fait partie de cette génération vidée d'elle-même, qui n'a pas connu cet homme par le livre ou l'hommage. Une génération éduquée au déni et au rejet, formée pour compléter la disgrâce et l'exil par l'oubli. Il aura fallu tant d'années pour retrouver la trace de cet homme dans le paysage, les livres et les racines. Pour finir par voir dans ce militant une possibilité éthique du politique. Et c'est cela le plus grand héritage laissé par cet homme aux générations futures : la possibilité de conjuguer morale et politique, histoire et engagement, destin de libérateur sans misère de prédateur. Son exil n'a pas fait de lui un homme rejeté mais un homme compris. Contrairement à d'autres carriéristes, il n'a pas connu de traversée de désert. Il n'a pas fait de son destin d'inventeur et de père de la liberté, une excuse, une statue de ciment ou un infanticide méprisant comme le font les chefs des décolonisations, en général.

L'homme est donc l'un des rares pères de cette nation à pouvoir avoir d'une descendance si ce pays survit à l'infamie, la lâcheté des siens et aux traîtrises. Son histoire est heureuse et il aura beaucoup d'enfants.