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Elections françaises : c'est la cata !

par Pierre Morville

Le Front national, d'extrême-droite, vient bousculer le traditionnel face-face gauche/droite à la française. A venir : un difficile jeu à trois...

« Le choc» titraient de concert, lundi, le Figaro et l'Humanité, deux très vieux quotidiens français plutôt à l'opposé sur l'échiquier politique. Il est

vrai que les résultats bruts du 1er tour des élections régionales, donnent un peu le vertige à toute la classe politique du vieux pays.

Euphorie, bien sûr, au Front national : le parti d'extrême-droite vire en tête dans six des 13 nouvelles grandes régions que compte la carte territoriale. Fort de 6,5 millions d'électeur (sur 44,6 millions d'inscrits), le parti de Marine Le Pen avec 27,73% des voix, devance de peu les Républicains (LR) de Nicolas Sarkozy, alliés pour la circonstance avec les centristes de l'UDI (27,25%), et le Parti socialiste qui contrôle aujourd'hui l'exécutif et l'Assemblée nationale ne réalise que 23,43% dans un scrutin où un électeur sur deux ne s'est pas déplacé dans les bureaux de vote. Pour Marine Le Pen, le Front national a désormais « vocation à réaliser l'unité nationale dont le pays a besoin ». Rien que ça !

Il est à remarquer que la victoire du Front est quasiment la réussite d'un clan familial, même après l'exclusion un peu mouvementée du paterfamilias Jean-Marie Le Pen : Dans le Nord, Marine Le Pen, la nouvelle chef de la tribu, réalise 40,64% des voix. En Provence-Côte d'Azur, sa nièce Marion Maréchal-Le Pen remporte 41,2% des suffrages, loin devant le pourtant très droitier maire de Nice LR, Christian Estrosi. Le compagnon de Marine Le Pen, Louis Aliot, arrive lui aussi en tête en Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon avec 30,9%. Seul nouvellement arrivé à la direction et ne faisant pas partie du clan Le Pen, Florian Philippot est donné en tête avec 35% des voix en Alsace-Lorraine-Champagne-Ardennes, près de dix points devant Philippe Richert (LR-Centristes).

A droite, le climat est au réveil amer. Nicolas Sarkozy, qui se rêvait comme le seul obstacle réel à la montée du Front national, avait imposé à son camp pour se faire, une ligne très à droite. Sans succès : les électeurs semblent avoir préféré l'original, Marine le Pen, à sa copie. Après cet échec, l'ancien président de la République rencontrera peut-être quelques difficultés à s'imposer comme le seul candidat de la droite aux futures élections présidentielles.

Au PS, on fait presque mine de se réjouir : la catastrophe est moins pire que prévue ! A la tête de la quasi-totalité des régions, la formation de François Hollande reste en tête du 1er tour dans deux régions, la Bretagne et l'Aquitaine et pourra peut-être en conserver une, deux ou trois supplémentaires, faisant ainsi jeu quasi égal avec la droite qui pourrait bien n'en gagner aucune supplémentaire. Le Porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, a même fait remarquer qu'en ajoutant toutes les voix de l'extrême gauche, du Front de gauche et des écologistes (aujourd'hui tous très critiques vis-à-vis du PS), la « gauche » reste la 1ère sensibilité en nombre de voix (35,6%), oubliant de rappeler que les voix de droite et d'extrême droite ajoutées, frôlent elles, les 70% !

François Hollande et son 1er Ministre Manuel Valls, que l'on voit depuis les attentats quasiment tous les jours à la télé, sont restés étonnement silencieux. Mais c'est, dit-on, François Hollande qui a donné son feu vert au retrait des listes socialistes dans les régions où elles sont arrivées en troisième position, quand le Front national est sorti en tête. Pour le président qui pense surtout à un second mandat, le calcul est simple. Il faut accepter de sacrifier trois régions (le Nord-Pas-de-Calais-Picardie, la Provence-Alpes-Côte d'Azur et l'Alsace-Lorraine-Champagne-Ardennes) pour permettre aux autres candidats socialistes de faire campagne sur la « posture morale » : « nous, socialistes sommes prêts au sacrifice pour faire barrage au Front national »? François Hollande sait bien qu'il lui est impossible de gagner à l'élection présidentielle de 2017s'il porte le boulet d'avoir fait gagner l'extrême-droite aux régionales. Et s'il se retrouve au second tout en face-à-face avec Marine Le Pen, il pourra alors appeler la droite traditionnelle au « renvoi d'ascenseur ».

En attendant, cette décision venue d'en haut met mal à l'aise les élus socialistes des régions concernés qui se voient ainsi privés de toute représentation régionale pendant cinq ans. Dans la grande région de l'Est, le candidat socialiste Jean-Pierre Masseret refuse de se coucher et maintient sa liste?

LA BASCULE CONSERVATRICE DES FRANÇAIS

Il est à noter que c'est souvent dans les zones les plus pauvres ou les plus isolées, du fait du poids croissant des métropoles et grandes villes, que les scores du Front national sont les meilleurs. La crise économique explique en grande partie l'agacement électoral des Français : le chômage a fait un bond de géant ce mois-ci avec 42 000 nouveaux inscrit, la hausse la plus forte depuis 18 ans ! Combien y a-t-il de chômeurs en France pour environ 25 millions d'actifs ? Tout dépend du thermomètre choisi : aux 3,58 millions de chômeurs indemnisés, le chiffre officiel, il faut rajouter ceux qui ne perçoivent plus d'indemnités chômage et tous ceux qui travaillent mois de 78h par mois. Au total, on est plutôt aux alentours des 6,5 millions qui ont de très gros problème de boulot permanent ou éternellement récurrents.

Le pouvoir d'achat moyen des Français, contrairement aux actions boursières, n'a connu aucune progression depuis 7 ans ! C'est une moyenne, ce qui signifie que dans les couches populaires, c'est une perte constante de pouvoir d'achat que l'on constate.

Pour sortir de ce marais économique qui dure depuis au moins deux décennies, les électeurs ont d'abord fait confiance à la droite, puis donné sa chance à la gauche mais François Hollande n'a pas eu plus de bons résultats que Nicolas Sarkozy. Il est vrai qu'à quelques détails prêts, la politique économique qu'ils ont mené, très libérale pour l'un, vaguement « social-libérale », pour l'autre, n'ont eu aucun effet positif pour le pays. Du coup, par conviction, dépit ou lassitude, un tiers des électeurs sont prêt à tenter l'aventure dangereuse du Front national : « on a essayé la droite : la cata ; on a essayé la gauche, c'est pire ! On essaye autre chose »?

Les excellents résultats de la formation du Front national constituent avant tout un avertissement sévère aux deux partis traditionnels qui dominent la scène politique française depuis plus de 60 ans. Faut que ça change !

Le choc des attentats de Paris ont par ailleurs, largement contribué à renforcer l'atmosphère de crainte sourde dans lequel vivent les Français. Le terrorisme, l'état d'urgence qui a été imposé en réponse par l'exécutif, viennent se surajouter aux inquiétudes quotidiennes qui concernent l'emploi ou les fins de mois. Cela renforce évidemment le sentiment d'insécurité, mais aussi le racisme et les attitudes contre les immigrés, toujours suspects de venir « piquer le boulot ».

L'idée européenne ne s'en sort pas mieux. L'Union européenne symbolise maintenant en France et dans bien d'autres pays européens, une combinaison d'austérité et d'impuissance. De surcroit, sur le dossier syrien, l'Europe a montré à l'occasion d'une crise très grave, qu'elle était incapable d'avoir une politique étrangère ou de défense communes.

LE FANTOME DE L'OAS?

« Les socialistes au pouvoir sont les premiers atteints par ce vote de rejet particulièrement virulent. Mais les Républicains sortent, eux aussi, affaiblis d'un scrutin dont ils escomptaient d'éclatantes victoires », constate Eric Dupin. La percée du Front national se fait dans un paysage politique désormais triangulaire.

La cohabitation de trois forces de taille électorale, sensiblement et durablement égales (plus ou moins 30%) sur le paysage politique français rend le pays potentiellement ingérable. Pourquoi ? Parce que la France n'est pas une démocratie parlementaire classique (où les alliances changeantes peuvent se succéder au fur et à mesure des évènements) mais un régime présidentiel. La Constitution de la Vème République, voulue par le Général de Gaulle (qui s'est toujours méfié des parlementaires) est bâtie sur un président élu par le peuple et qui dispose de pouvoirs étendus, soutenu par une majorité parlementaire solide autour d'un parti et un système électoral qui favorise outrageusement les grandes formations. La droite gaulliste bénéficiait d'une stabilité d'autant plus grande que l'opposition de gauche de l'époque était très divisée entre socialistes et communistes.

Le vieux Charles avait également dans cette constitution, particulièrement musclé le pouvoir présidentiel pour pouvoir à l'époque, museler un vieil ancêtre du Front national, l'OAS qui, à la fin de la Guerre d'Algérie avait réussi à convaincre une partie de l'armée de faire en putsch pour conserver la colonie ! De Gaulle, s'il revenait, rirait jeune, à voir la fille et la petite nièce de Jean-Marie Le Pen, à l'époque petit activiste proche de l'OAS, à la tête du 1er parti de France !

Et chaque élection voit se conforter la place du FN sur la scène politique. Pire, là où le FN avait déjà progressé, il progresse encore plus fort : « il y a un effet d'accélération, ce qui est plutôt inquiétant pour les élections à venir », constate le géographe Hervé Le Bras. Jusqu'à présent, la formation du clan Le Pen piquait des voix à la droite traditionnelle, vérifiant selon l'éditorialiste conservateur Philippe Tesson, « le paradoxe pervers selon lequel la progression du FN trouve son origine dans la politique de la gauche et se fait au détriment de la droite ». On n'avait soupçonné Mitterrand d'avoir ce calcul en tête quand il avait institué la proportionnelle intégrale aux élections législatives permettant en 1986, l'arrivée de 35 députés du Front national. Aujourd'hui, les gains obtenus par Marine le Pen se font largement dans l'électorat populaire traditionnellement à gauche : c'est particulièrement le cas dans le Nord de la France. De plus, « depuis 2012, la progression du FN est forte dans toutes les catégories socioprofessionnelles, dans toutes les tranches d'âge, chez les hommes comme chez les femmes, note le politologue Vincent Pons, désormais, le FN fait de bons scores chez les étudiants, les cadres, les professions intermédiaires. Il progresse chez les diplômés, y compris de l'enseignement supérieur ». Autant de catégories qui ont très majoritairement voté Hollande aux dernières élections?

ET LE 2EME TOUR ?

Avec 618.384 élus, la France compte un mandat électif pour 104 habitants. Il ya de plus en plus d'élections à tous niveaux et l'on ne sait plus bien pourquoi on vote. Prenons les régionales : les régions viennent de passer de 22 à 13 et chez les électeurs, personne ne connait les futures responsabilités des régions puisqu'une prochaine loi devra préciser les pouvoirs des conseils régionaux?

Du coup, les scrutins tournent régulièrement à de vastes sondages d'opinion sur le thème « qu'est-ce que vous pensez de la politique ? ». Résultats incertains?

Il est possible qu'au second tour, le PS, s'il réussit à mobiliser contre « l'antifascisme », les voix de sa propre gauche (écolos, Front de Gauche qui pourtant le critiquent quotidiennement), sauve quelques meubles électoraux en gardant quatre à cinq régions sur treize. Les socialistes présenteront alors cela comme une grande victoire de la République.

Nicolas Sarkozy, quelque soit le résultat électoral de son camp, nécessairement décevant, n'aura aucun mal à s'auto-convaincre qu'il est bien le seul à pouvoir représenter aux prochaines présidentielles sa famille politique, plutôt affaiblie à la sortie de ce scrutin. Il sera plus difficile d'en convaincre ses rivaux internes, Alain Juppé en tête.

Marine le Pen, confortée d'être à la tête du FN comme 1ère formation politique française à la sortie du 1er tour, attendra avec impatience les « vraies » prochaines échéances de 2017 : la présidentielle et les élections législatives.