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Sauver le soldat Benyounès ?

par Abed Charef

Le ministre a révélé un énorme scandale, celui des concessionnaires automobiles, qui ont transféré frauduleusement des sommes faramineuses à l'étranger.

L'homme est surpris. Il avait assisté au procès de l'affaire Khalifa, en 2007, et à une partie du jugement en appel, en mai-juin 2015. Il se dit étonné par le côté rudimentaire de certaines charges retenues contre de nombreux accusés au procès Khalifa. Billet d'avion, hébergement au centre de thalassothérapie, utilisation abusive de cartes visa : c'est de la petite monnaie à côté des centaines de millions de dollars évoqués dans l'affaire Chakib Khellil et dans celle de l'autoroute est-ouest. Ce qui paraissait énorme il y a dix ans est aujourd'hui banal, dit-il, étonné de ce changement dans l'échelle de la corruption. Pour lui, c'est le signe que l'Algérie a changé de normes, de référents. Des affaires de corruption portant sur des sommes gigantesques n'étonnent plus personne. Comme si le pays était immunisé, ou qu'il aurait perdu toute capacité de réagir. C'est pour cela, peut-être, que le nouveau scandale qui se profile à l'horizon n'émeut plus personne. Pourtant, là aussi, on parle de dizaines, peut-être des centaines de millions de dollars, frauduleusement transférés à l'étranger par des « investisseurs » en col blanc, ayant pignon sur rue et jouissant de solides appuis au sein du pouvoir et de l'administration. Ce ne sont pas des commerçants travaillant dans l'informel ou des affairistes sans adresse, mais les membres d'un réseau devenu si puissant que personne n'osait s'attaquer à eux, alors que leurs méthodes étaient largement connues dans les milieux spécialisés. C'est le très controversé soldat Amara Benyounès qui a mis les pieds dans le plat, en rendant public le rapport sur un volet, peu avouable, de l'activité des concessionnaires automobiles. Même si les faits étaient connus, le fait qu'un ministre endosse l'habit du justicier pour s'attaquer à des trafiquants mérite d'être signalé, car sa décision confirme officiellement l'existence d'un scandale qui va toucher des cercles très influents.

CE QUE DIT LE RAPPORT BENYOUNES

Les faits d'abord. Selon le rapport rendu public par M. Benyounès, des concessionnaires automobiles transféraient massivement des capitaux à l'étranger grâce à des subterfuges financiers qui relèvent de la fraude pure et simple. Certains faits étaient connus, les mécanismes étaient soupçonnés, mais une véritable omerta était en vigueur. Le ministère du Commerce confirme les faits, et en donne l'ampleur. Les concessionnaires créaient des sociétés écran en Europe, qui achetaient des véhicules auprès des constructeurs, et les revendaient à une autre entreprise qui leur appartient, en Algérie. Faire des bénéfices en Algérie ne les intéressait pas ; il y en avait même qui vendaient à perte en Algérie, révèle le rapport du ministère du Commerce. L'essentiel pour eux était de transférer de l'argent à l'étranger. Les faits ont été établis grâce à des vérifications rudimentaires : des concessionnaires affirmaient qu'ils enregistraient des pertes, parfois des dizaines de milliards, alors qu'ils vendaient des dizaines de milliers de véhicules. Comment est-ce possible ?

Aujourd'hui, il suffirait de vérifier qui ne déclarait pas de bénéfices en Algérie, qui payait peu d'impôts, pour savoir qui s'adonnait à ce trafic. Il sera ensuite aisé de vérifier à qui appartenaient les sociétés écran auprès desquelles ils s'approvisionnaient à l'étranger. Si le gouvernement algérien veut aller au bout de cette logique, il peut facilement arriver à des résultats. Les économies occidentales sont en effet transparentes, et il y a une traçabilité pour toute opération commerciale, particulièrement quand il s'agit de délinquance financière. Le marché automobile a pesé près de 20 milliards de dollars durant les quatre dernières années en Algérie. Un transfert illicite de dix pour cent de la valeur des véhicules signifierait que le pays a perdu deux milliards de dollars en devises. C'est énorme quand cela concerne un seul produit, et cela justifie une action approfondie.

POSITIVER

Amara Benyounès ira-t-il jusqu'au bout? Le supporter zélé du président Bouteflika a mis le doigt dans l'engrenage. Est-il poussé par des acteurs qui ont intérêt à ce que le marché de l'automobile devienne plus transparent, comme il se murmure dans les milieux informés? A-t-il des « amitiés » qui l'incitent à donner un coup de pied dans la fourmilière ? Peu importe. Il est même préférable de positiver, pour retenir une autre hypothèse : l'Etat algérien est devenu intelligent quand il a commencé à manquer de ressources. Il a donc décidé de s'en prendre à des « niches » connues et identifiées depuis longtemps, mais qui bénéficiaient jusque-là d'une certaine complaisance, pour ne pas dire d'une couverture ou d'une franche complicité.

Face à une baisse des ressources, l'Etat aurait donc décidé d'agir. Il devrait aussi, selon cette démarche, corriger les défaillances antérieures. Comment des pratiques à si grande échelle ont-elles été possibles pendant aussi longtemps? Y avait-il des complicités, et où se situaient-elles? Comment est-il possible qu'à aucun niveau de la hiérarchie administrative, personne ne sonne l'alerte ? Quelles poursuites engager contre des fraudeurs avérés ? Pourquoi, malgré l'affaire Khalifa, n'a-t-on pas pu mettre en place des dispositifs pour que des clignotants sonnent l'alerte quand il y a des dysfonctionnements aussi graves? L'administration fiscale doit-elle se limiter à enregistrer les déclarations, ou doit-elle faire preuve d'un minimum d'intelligence et de perspicacité face à des clients de cette envergure? Comment peut-elle admettre que Peugeot ait pu perdre 742 millions de dinars en 2013? Est-il possible de récupérer l'argent illégalement transféré par ce concessionnaire?

Toutes ces questions méritent réponse, mais pour l'heure, il y a une urgence : sauver le soldat Benyounès, et le pousser à aller plus loin. Pour explorer tous les dossiers du commerce extérieur.