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Après les législatives : Que sera la Tunisie de demain ?

par Kmar Bendana : Tunis

« Majliss ach-choura» (comité central + bureau politique du parti Ennahdha) vient de délivrer son dernier message : aucun candidat à la présidentielle ne sera appuyé. Cette déclaration a-t-elle un poids ? Peut-elle agir sur les choses ? Est-ce qu'elle risque d'avoir des conséquences pour l'avenir, à commencer par l'immédiat ? Deux hypothèses sont envisageables sur fond d'un déficit de vision politique chez tous les acteurs et, contrairement aux apparences, d'une absence de cohésion au sein d'Ennahdha qui n'arrive pas, malgré sa sortie de la clandestinité, à se structurer en parti, à se forger une dynamique de construction doctrinale, des équilibres internes ni des mouvances déclarées (d'où l'appellation ambigüe «Hizb haraket an-nahdha» = Parti du mouvement Ennahdha). Cette étiquette duale traduit une difficulté à se «politiser». Ce communiqué présente un enrobage rhétorique rôdé, la réalité du fonctionnement politique est plus lente à acquérir que le vocabulaire. Quel sens en tirer?

DEUX HYPOTHESES

Un mouvement qui existe depuis quarante ans environ, qui a des milliers de militants, un ancrage dans les régions et toutes les catégories de la population, le vernis de l'islam et de l'argent et qui passe au pouvoir (favorisé par des circonstances historiques plutôt positives) puis, au bout de trois ans en sort sans se constituer en parti est un OVNI incontrôlable, un ensemble qui peut rassembler une chose et son contraire, un magma fait d'inconnues.

Dans l'hypothèse la plus optimiste, appeler les Tunisiens à voter est positif, une formule soft, proposée par les plus «modérés» qui ont réussi à faire acquérir à Ennahdha un capital de sympathie et de visibilité, tranquillisant ainsi l'opinion (surtout internationale, obnubilée par la compatibilité Islam/Démocratie devenue une recette incontournable). Cet acquis semble toucher à ses limites, parce que la démission du gouvernement Laârayedh (fin janvier 2014) n'était pas désirée par tous. Imposée par la conjoncture de résistance locale aiguisée par les assassinats de Chokri Belaïd (6 février 2013) et de Mohamed Brahmi (25 juillet 2013) et par la défaite sanglante des «ikhwan» au Caire, ce retrait doit être aujourd'hui davantage reproché par les opposants de l'époque. On a promis aux adeptes de la solution de force que ce retrait aiderait à gagner les élections : une recette dont on ignore la provenance et surtout la validité. Après le résultat des élections (qui sont loin d'être une défaite d'Ennahdha qui passe de premier à deuxième parti, avec un nombre de sièges suffisant pour peser dans le prochain parlement), les plus durs sont déçus par ce recul et doivent regretter encore plus d'avoir accepté de sortir du pouvoir... On subodore que les mécontents à qui on a fait accepter de sortir du pouvoir contre leur gré veulent «sanctionner» ceux qui ont défendu cette issue politique (i.e R. Ghannouchi) alors qu'ils étaient pour la force (comme l'a été Morsy). Tout cela déchire le mouvement Ennahdha et le pays subit depuis trois ans des déchirements, qui coûtent cher sur le plan économique et social sans compter le sang versé...La communauté de destin imposée par 18% de Tunisiens ayant voté pour Ennahdha en 2011 représente un fardeau lourd de conséquences futures.

La seconde hypothèse redoute les suites de cette division. On paye les tiraillements internes à un mouvement qui a tâté du pouvoir, placé des clientèles, d'une violence à peine contenue. Ennahdha a échoué dans sa tentative de choisir un « candidat consensuel » pour la présidentielle, ce qui doit être aussi ressenti comme une défaite par les insatisfaits.

Que peut-on attendre après cette «déclaration» aux votants rédigée dans un langage prudent et policé, dans la droite ligne du fair play rapidement affiché après les élections législatives d'octobre 2014, alors que membres du gouvernement Laârayedh cachaient mal leurs sentiments sur les plateaux télévisés du 26 octobre au soir. Des militants attendant en bas du siège central d'Ennahdha, dans un décor désert, une fête qui n'a jamais eu lieu, est un des instantanés d'une déception, vite recouverte par la communication officielle.

COUT ET RISQUES

Le communiqué appelle à « choisir la personnalité capable de conduire ? vers la réalisation des objectifs de la révolution ». Le mot d'ordre polysémique ne nomme personne, est politiquement correct. Il sous entend une continuité tout en étant vague. S'il n'y a ni unité ni leadership, chaque tendance du mouvement est libre de s'exprimer à sa façon. Ce que l'on appelle «discipline» chez Ennahdha (on l'a vu à l'œuvre à l'ANC, avec des failles et même des désobéissances) subit des secousses sérieuses : il n'y a ni ligne directrice, ni accord de fond entre les factions... Cela peut être un bon présage pour ceux qui accepteraient d'évoluer avec la diversité, en acceptant les règles du jeu politique. Mais cela peut être aussi une implosion, sans leçon ni réforme interne au mouvement. Le pays, encore fragile à cette étape, peut en pâtir, comme c'est le cas depuis 2011. La violence peut s'inviter dans cette étape où l'entente n'est pas au rendez-vous. Quand on ne s'entend pas dans un mouvement composite, on peut s'attendre à des écarts et/ou des décalages. Des députés d'Ennahdha ont appuyé les candidatures anti-islamistes aux présidentielles.

Le pays a besoin d'une société présente et raisonnable devant ces dissensions, à peine masquées par la rhétorique politique et l'ingénierie «démocratique» coûteuse en temps et en argent. Un conseil consultatif se réunit pendant plusieurs jours dans un hôtel pour choisir un candidat à soutenir. Ces disputes coûtent de l'argent, mobilisent médias et opinion par des communiqués qui sonnent dans nos oreilles midi et soir. Les «nahdhaoui-s» ont besoin d'affirmer leur existence après la clandestinité et l'exil mais pourquoi imposer leur importance en occupant l'espace, comme naguère le RCD ? Le « suspense » artificiel contribue à transformer ces déclarations creuses en événement médiatique, et le communiqué sibyllin est lancé comme un os à ronger, une base pour d'autres commentaires et échos? Le temps de la discorde a au moins abouti à choisir les mots qui conviennent en ces temps électoraux où il est de bon ton de flatter le peuple tunisien : le résultat est une banale solution de communication, tout le contraire d'une attitude politique responsable...

Peut-on faire confiance à un corps (ni mouvement ni parti) en mutation dont les instances dirigeantes sont incapables de donner une consigne de vote à un moment délicat ? Le pays ne peut compter que sur ses énergies constructrices et pacifiantes et sur les espaces où se déploient des forces discrètes pour contrer cette manœuvre obscure. Il faut souhaiter que le rapport de forces mis devant la responsabilité de chaque votant puisse être neutralisé par l'habitude prise par les Tunisiens/nes ces derniers temps « d'absorber » les conflits... Que peut-on attendre de l'armée et de la police dont on ignore la capacité à jouer la neutralité et la paix civile ? Leur infiltration probable fait problème et la dose de provocation qui est utilisée pour faire peur aux Tunisiens/nes, est difficile à apprécier. Peut-on encore compter sur une «sagesse» collective pour passer le cap d'une élection présidentielle rendue d'autant plus difficile que les résultats divisent Ennahdha qui espérait maîtriser le scénario électoral ?

Que les calculs politiciens soient déboutés par les faits est de bon augure : le «processus transitionnel» se poursuvrait sans prévisions assurées ? Mais si cela fâche les joueurs jusqu'à les faire passer à la violence est une éventualité à craindre, devant la fragilité du gouvernement, la faiblesse de nos institutions et dans l'ignorance de l'équilibre et de la santé de nos forces de sécurité.