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La puissance africaine au féminin

par Joaquim Chissano *

MAPUTO – Bien que les économies d’Afrique sub-saharienne soient en plein essor depuis quelques années, les chiffres mis en avant occultent bien souvent l’existence de problématiques à plus long terme, en premier lieu desquelles une sollicitation excessive des ressources naturelles, ainsi que l’existence d’inégalités chroniques. Si la perspective d’une croissance inclusive et durable constitue un objectif réalisable, cet objectif ne pourra être atteint qu’à condition que le continent puise dans sa plus grande source de dynamisme et de créativité, c’est-à-dire auprès des femmes et jeunes filles d’Afrique.

Tous sont d’accord, parmi les experts de la santé et du développement, les économistes, les organisations non gouvernementales, les agences de l’ONU, ou encore les banques, pour affirmer que la pleine expression du potentiel de l’Afrique dépendra du développement de l’enseignement, de la liberté, et des opportunités d’emplois en faveur de la femme. À l’heure actuelle, nombre de femmes africaines endossent non seulement la responsabilité des tâches traditionnelles – éducation des enfants, soins aux personnes âgées – mais elles subissent également une discrimination juridique et sociale en matière de propriété foncière et immobilière, de succession, d’instruction, ou encore d’accès au crédit et aux technologies ; sans parler des considérations de violence et de mœurs sexuelles.

Or, l’égalité des sexes est une condition nécessaire au bien-être du continent. Songez à cette urgente problématique que constitue la sécurité alimentaire. Les femmes représentent la moitié de la main-d’œuvre dans le secteur de l’agriculture, cultivant, vendant, achetant, et préparant les aliments qui nourriront leur famille. Plusieurs études suggèrent qu’un accès équitable aux ressources permettrait d’accroître les rendements agricoles de 20 à 30 %, compensant l’impact des sécheresses et du changement climatique. L’accès à l’enseignement, au capital, aux marchés et aux technologies permettrait aux femmes de transformer, d’empaqueter et de commercialiser leurs produits, notamment au sein d’une classe moyenne africaine croissante, ce qui dynamiserait à la fois les revenus et les approvisionnements alimentaires.

L’agriculture ne constitue qu’un exemple parmi tant d’autres. Une plus grande participation des femmes à des postes dominés par l’homme à tous les niveaux permettrait d’accroître la productivité du travail jusqu’à hauteur de 25 %. Ceci vaut également dans le domaine politique, qui verrait cette plus grande participation et implication féminine améliorer la gouvernance et les services publics, comme le démontrent plusieurs expériences prometteuses en certaines régions d’Afrique et ailleurs.

La première étape à franchir en direction d’une amélioration de la condition des femmes réside dans la consolidation de leurs droits sur le plan de la contraception et de la sexualité – domaine dans lequel l’Afrique enregistre les pires chiffres de la planète. En termes simples, ces femmes doivent pouvoir décider de leur sexualité et de leur santé sans aucune coercition ni violence, choisir si – et avec qui – elles se marieront, et déterminer elles-mêmes l’opportunité et le moment de leur grossesse. Or, il ne sera possible d’y parvenir qu’à condition que les femmes et les jeunes filles bénéficient des informations, de l’éducation et des services leur permettant de prendre leurs propres décisions.

Les problématiques de santé sexuelle et reproductive pèsent d’un poids considérable, et pourtant largement évitable, sur les femmes africaines, leur famille et leur communauté. Le tribut à payer frappe généralement les femmes au début de leur vie productive sur le plan économique, affectant leur contribution future à la société. En périodes extrêmes, plus de 400 femmes et jeunes filles africaines décèdent chaque jour en cours de grossesse ou au moment de donner la vie, laissant derrière elles des familles traumatisées, et des nouveau-nés voués au malheur.

Nombre de ces décès s’expliquent par le recours à des avortements non médicalisés, que l’on estime à cinq millions chaque année en Afrique sub-saharienne. Le coût engendré pour la société, en pertes de revenus liées aux décès et handicaps qui en découlent, s’élève à près d’1 milliard $. La quasi-totalité de ces décès surviennent au sein de pays appliquant une législation restrictive en matière d’avortement, un aspect qu’il s’agirait pour les dirigeants africains d’envisager de réformer, aux fins du bons sens et de la justice sociale.

Une priorité réside dans la protection des plus vulnérables, à savoir les jeunes adolescentes. Plus d’un tiers des jeunes filles africaines sont mariées avant l’âge de 18 ans, ce qui représente une menace pour leur santé, un obstacle à leur instruction, ainsi qu’une entrave à leurs aspirations pour l’avenir. Ces adolescentes ont plus de risque de décéder des suites de complications liées à leur grossesse que les femmes d’âge plus avancé, et risquent davantage de subir des abus. Car si la plupart des États africains interdisent les mariages précoces ou forcés, l’application de ces règles est une autre histoire.

Les jeunes filles africaines sont par ailleurs disproportionnellement plus exposées à la contraction du VIH. À l’échelle de la planète, près 90 % des femmes enceintes et enfants atteints du VIH vivent sur le continent africain ; et malgré une récente réduction significative des taux de transmission du VIH, les adolescentes africaines ont toujours deux fois plus de risque d’être porteuses du virus que les garçons du même âge. Et pourtant, à peine un tiers des jeunes filles et garçons d’Afrique savent comment se protéger du virus – autre aspect qui exige d’urgence une meilleure éducation sexuelle.

Un autre fléau dont souffrent les femmes africaines est celui de la violence, bien souvent perpétrée en toute impunité. Si la violence sexuelle est bien connue en tant que tactique de guerre, elle constitue également un troublant aspect de la vie au sein du foyer, 37 % des femmes africaines rapportant avoir été abusées par leur partenaire. Quant aux mutilations génitales féminines ou encore aux mariages de jeunes filles, elles représentent une violence culturellement ancrée. Il nous faut revoir les lois et les systèmes judiciaires, en finir avec l’impunité des coupables, et apporter une aide à leurs victimes.

Il est possible de faire évoluer les mentalités. Il fut un temps où la contraception, par exemple, était un sujet polémique. Aujourd’hui, la plupart des dirigeants africains la reconnaissent comme un investissement important, efficace en termes de coûts, et l’inscrivent dans le cadre de la stratégie de développement économique de leur pays. L’existence d’un planning familial de base au sein de 16 pays sub-sahariens permettrait une économie de plus d’1 milliard $, rien qu’en coûts liés à l’éducation. Le nombre de décès en couche pourrait être réduit d’un tiers, soit plusieurs millions de vies préservées (sur l’ensemble des pays en voie de développement, les économies en soins prodigués aux mères et aux nouveau-nés pourraient atteindre 5,7 milliards $). La triste réalité veut pourtant que malgré le soutien apporté par divers partenaires de développement et donateurs, le volume des aides à la santé reproductive et au planning familial ait diminué de moitié au cours des dix dernières années.

Les bienfaits combinés qu’il serait possible de tirer de la disparition des discriminations juridiques, économiques et sexuelles sont considérables. En meilleure santé, en situation financière plus favorable, et mieux instruites, les femmes ont tendance à fonder une famille qui bénéficiera précisément de ces mêmes atouts, dans la mesure où les femmes investissent généralement davantage de leurs revenus que les hommes dans le bien-être de leurs enfants. Étant à prévoir que la population du continent voit son nombre doubler d’ici 2050, le moment d’investir auprès des femmes et des jeunes filles ne saurait être plus opportun. Car il s’agit tout autant d’une nécessité économique que d’un argument éthique.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

* Ancient président du Mozambique , Copréside le groupe de travail de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD).