Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Théoriser la non-Présidence

par Kamel Daoud

La grande singularité algérienne : un pays qui n'a pas besoin d'un Président et un Président qui n'a pas besoin de ce pays. C'est le résumé à fournir pour l'interrogateur étranger qui vous croise entre deux avions. Que lui dire ? Le pays est une étrange invention : après le chef de clan, le chef de tribu, le roi, le roi des rois, le monarque, l'empereur, le Régent puis le Président, on a abouti à l'étrange configuration du non-Président, de l'A-Présidence. Singularité dans le schéma universel de l'Etat et son concept. Qu'est-ce que le A-Président ? C'est à la fois un régime collégial en plein et un régime présidentiel en creux. La figure titulaire est à la fois nécessaire et accessoire. Elle est vide et pleine. Présente par son absence permanente. Définitions valables pour un Dieu de soufi ou un café froid algérien. Le A-Président est une affirmation et une soustraction. Un démenti de la mort mais sans preuve de vie.

Vu d'ailleurs, la singularité est celle du trou noir cosmique : le pays annule le temps, étend l'espace. Il provoque le paradoxe brut et rend plausible le voyage dans le temps : 2014 ou 1978 ou 65 ou 62. Bouteflika est né à Oujda, en Algérie, à Val-de-Grâce, au Mali. L'espace devient un abîme qui joue avec les dimensions. Bouteflika n'est nulle part et est dans tout ces endroit à la fois. Du coup, cosmos accompagnateur du trou noir, l'Algérie est à la fois un pays de dictature mais aussi une dictature sans dictateur. Une a-démocratie : on y tue le temps que mange le peuple qui démultiplie les jours par oisiveté. L'histoire est une monstruosité mathématique. La preuve est donc apportée, aux débuts du 21ème siècle, que certains Etats n'ont plus besoin d'avoir un Président. Juste une adresse postale. Dans un avion, quand l'Etranger vous demande l'explication-poche de votre pays, vous avez tendance à montrer le nuage gigantesque et boursouflé, un roman sans fin dont le second titre est toujours le prénom du lecteur qui le possède, une vieille pièce de monnaie qui a survécu à un empire décédé, un soupir frigorifié, un drapeau dessiné en mouton et à lui dire «c'est tout cela à la fois ! », mais en vieux japonais ou en mandarin murmuré. Inexplicable ou par la métaphore. Le résultat est une terre étrangère avec un nom familier.

Tout cela pour dire que c'est fascinant : voilà la preuve que nous sommes étrangers. Auteurs inventeurs d'un régime unique au monde : le régime A-Présidentiel. L'Etat qui n'a pas besoin d'Etat. Question fétiche des chancelleries : qui gouverne chez vous ? Réponse : la gravité, la pente, la tradition, la peur de soi par les siens ou cinq hommes et un couffin. Ni l'armée, ni la police, ni le Frère, ni l'appareil, ni le danseur Kabuki au nom du maquis, ni le téléphone, mais un étrange montage de tout cela à la fois. Un homme pluriel : avec le corps d'un Général, l'amplificateur de voix d'un Président, le sang d'un Frère fidèle, la veste d'un homme d'affaires dans son avion, le képi d'un colonel devenu policier et les doigts de plusieurs ministres. Parti unique mais régime pluri-présidentiel. Ou pas. Ou plus. Ou à demain.