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Les élites, les intellectuels et les entre-deux

par Belkacem Ahcene-Djaballah

On entend (et on lit) souvent dire que le pays n'a pas d'élite, n'a pas d'intellectuels, n'a pas d'intelligentsia, n'a pas de penseurs, n'a pas... n'a pas... Des constats, élaborés vite-fait, produits d'une réflexion «en diagonale», beaucoup plus destinés aux médias, frisant parfois le mépris, en tout cas une certaine ignorance de la chose intellectuelle vraie et, surtout, entretenant une certaine confusion, volontairement ou non, des concepts : «Elite», «intellectuel», «leader», «penseur», etc.

On a vu, dernièrement, toute une pièce de théâtre montrant l'«intellectuel» comme étant une personne non agissante dans sa société. On a même entendu, dernièrement, un ancien décideur, traiter de «lâches» les intellectuels face aux situations complexes rencontrées. Une «attaque» bien facile à mener lorsqu'on sait que le terrain de jeu national est, bien souvent, lourdement miné. Quelle que soit votre position, critique ou non, vous trouverez toujours quelqu'un qui sortira du bois pour vous «descendre en flammes» et vous laminer. Et, encore heureux si, par la suite, vous ne vous retrouvez pas insulté ou diffamé ou «tabassé», ou renvoyé au foyer gérer votre nouveau stress, ou marginalisé, ou sur une chaise roulante... Heureusement que le cachot et l'enfermement n'existent plus, en raison beaucoup plus des «veilleurs sociaux» (merci, Internet ! merci, la presse indépendante) que du manque d'agents de la sécurité publique et de juges expéditifs, de cellules sans matelas et de geôliers peu amènes. Encore que...

DES CONCEPTS INADAPTES

Premier constat :

Les attaques viennent, la plupart du temps, sinon toujours, de nouveaux politiciens, pour bien d'entre-eux déçus de ne pas avoir été rejoints par des «spins doctors» qui leur auraient permis de présenter des programmes politiques bien plus élaborés et des angles d'attaque efficaces.

Elles viennent, aussi, de décideurs qui, n'étant pas arrivés à exploiter totalement, comme ils l'entendent, les matières grises de ceux «qui écrivent, qui créent et qui crient», remâchent leurs rancunes par la critique, l'invective et, parfois, l'insulte directe ou déguisée.

Elles viennent de pseudo-intellectuels qui, parce qu'ils arrivent à plastronner tous les vendredis, dans les cafés et salons de quartier, se posent en maîtres de la pensée, mélangeant religion et politique, passion et raison, idées et idéologies, esprit critique et esprit de critique...

Elles viennent, aussi, d'anciens vrais intellectuels qui, aujourd'hui, se retrouvent dépassés par le cours des choses sociétales qui se développent à une allure folle, sans respect pour les formes classiques de la pensée et sans passer par les canons habituellement admis de la critique.

Elles viennent d'intellectuels eux-mêmes qui, bien que dignes du nom, en veulent à une jeune et nouvelle concurrence qui pointe du nez, à travers des formes culturelles assez iconoclastes et empruntant des voies technologiques nouvelles ainsi que des langages inhabituels tant en langues nationales qu'en langues étrangères. Elles viennent, enfin, pourquoi le cacher, de certains citoyens de niveau très moyen, incapables de se hisser à la hauteur nécessaire, et nourris à la culture quotidienne d'informations (écrites, radio-télévisées et/ou «googleisées») bassement populaires

Bref, l'intellectuel est attaqué de toutes parts, et ce n'est pas parce qu'il ne se défend pas ou se défend peu que les autres ont raison. Et, comme le dit si bien Michel Audiard, «un intellectuel assis va moins loin qu'un con qui marche» ... notre homme est indubitablement à l'étroit partout. Un peu plus ici qu'ailleurs, certainement.

C'est pour cela qu'il faudrait d'abord et surtout clarifier - en termes simples et directs pour que tous comprennent - les concepts qui, chez nous, ont, toujours, des acceptions «adaptées» à nos mœurs et nos calculs ... et à nos «intellects».

LES ELITES

A mon sens, une élite est, d'abord, multiple et évolutive. Il y en a plusieurs. Il y a une élite politique, une autre économique ou industrielle, une autre journalistique ou publicitaire, une autre dans l'enseignement ou la recherche, une autre chez les poètes ou les écrivains de romans à l'eau de rose, une autre syndicale... Une élite c'est, en quelque sorte, un bonhomme ou un groupe de bonhommes, qui se trouvent en tête d'un cortège et qui jouent, de façon momentanée (et, en général, non durable, tout dépendant de la «fortune» ou des appuis du moment), le rôle de locomotive. Qui peut faire soit progresser les choses de son secteur avec, à la clé, la considération, la notoriété et des gains, soit alors les faire reculer avec, à la clé, la déconsidération, la dégradation et la ruine. Ainsi, Amar Sâadani fait partie, pour combien de temps encore ?, de l'élite politique ou partisane de l'Algérie ( alors que Sadi, Boukrouh, Belayat et Belkhadem ne le sont plus), Sellal , Benbada et Ghoul de l'élite ministérielle (alors que Ouyahia, Soltani et Menasra ne le sont plus , Sidi Said de l'élite syndicale, Abadou et Tayeb Houari de l'élite «famille révolutionnaire» (alors que Benbaibèche ne l'est plus)... Les exemples foisonnent, et la liste est en constants changements, les dits-changements très liés à la vie politique, et aux humeurs et penchants de l'élite des «décideurs» (comme on dit, le pouvoir «profond», mélange subtil de pouvoir réel et de pouvoir administratif... un milliardaire, même général à la retraite, pouvant difficilement faire «passer» ses désirs pour des réalités, s'il n'a pas «dans la poche» , quelque part, un petit fonctionnaire, placé là où il faut, qui accélérera ou détournera ou fera disparaître un dossier parfois bien lourd).

Ensuite, une élite (dirigeante ou pas) n'a pas obligatoirement un niveau intellectuel (mélange équilibré d'instruction, de culture et d'éducation) élevé. Les exemples ne manquent pas. Dans tous les secteurs, du plus haut au plus modeste. L'élitisme, tout particulièrement dans nos pays en développement, est beaucoup plus le fruit de la volonté de réussir, d'une dose d'intelligence (ou de roublardise), d'opportunisme, de passion, de courage (ou d'inconscience), aussi, d'absence, bien souvent, de scrupules... Un peu de tout, de tout un peu.

LES INTELLECTUELS

A mon sens, pour sa part, l'intellectuel n'est ni multiple, ni changeant. Il est «un», entier, et on le reconnaît rapidement. Par sa façon d'être, de parler, de penser, d'agir... d'exister. Il a, certainement, du savoir (acquis à l'école au sens large du terme puis, peut-être, à l'université), de l'expérience (le «tas»), de l'éducation, de la culture... et beaucoup de générosité, même s'il n'est pas indemne des défauts communs aux mortels que nous sommes (bien manger, bien vivre, bien ...). Il peut aimer les honneurs et la reconnaissance, mais il n'en fait pas un préalable et une nécessité. Il aime parler, mais il veut, surtout, produire des œuvres : artistiques, littéraires, philosophiques... toutes, si possible, porteuses, pour ceux et celles qui les lisent ou les voient, de sens ; des sens qui influent plus qu'elles n'influencent. Il analyse, mais il ne manque jamais de livrer des visions prospectives sans tomber dans les recommandations ni les leçons... A prendre ou à laisser, là n'est pas son gros problème. Il peut lui arriver d'accepter de gérer, généralement pas très longtemps, mais il garde son autonomie de pensée, ce qui est extrêmement difficile et intenable (cas de Yasmina Khadra ( ?) et de Zaoui il y a peu, cas de Boudjedra, Benaissa, Khadda, de Ouettar... dans une autre vie).

Les intellectuels existent en Algérie, on les rencontre. Quelques noms, en vrac. Pardon pour les absents, non oubliés : Hier, Ben Badis, Mili, Abane, Ben M'hidi, Dib, Bennabi, Franz Fanon, Lacheraf, Abbas, Kateb Yacine, Issiakhem, Mouloud Mameri, Alloula, Boudia, Benheddouga Akkache, Teguia, Sahli, A. Meziane, Cheriet, Arkoun, Nabhani Koribaa, Said Chikhi, Matoub et, toujours Reda Malek, puis Harbi, Benaissa S., Alloula, Kaki, Mimouni, Liabès, Boukhobza, Boucebci, Flici, Khadda, Lacheraf, Assia Djebbar, F. M'rabet, Zaoui, Djeghloul (pourquoi pas?) , Ouettar (eh, oui !), Bagtache, Seddik M-Salah, Djilali Khellas, Laâredj, Benamar Mediène, Djabi, Djerbal, A. El Kenz, L. Ait Menguellet, Idir... et ,aujourd'hui, beaucoup d'universitaires jeunes et moins jeunes qui pointent le nez ; tout particulièrement dans et grâce à la presse écrite qui fournit des espaces éditoriaux plus variés et plus vastes, les publications spécialisées étant en nombre restreint et le livre restant encore assez frileux et se contentant des «anciens», aux œuvres déjà «validées» par la hiérarchie bureaucratique.

Il est vrai que le terrorisme islamiste a fait le vide durant les années 90, mais ils sont toujours là, peut-être plus âgés, peut-être las, peut-être découragés. Il est vrai que les élites des «tabou djanhoum» n'ont pas permis , par leur entêtement, leurs calculs et leurs manoeuvres, la formation ni d' une bonne relève, ni l'émergence d'intellectuels (trop) critiques . Surtout par la récupération en offrant des postes côtés, à avantages matériels multiples. La vie est si chère et la chair si vive !

LES ENTRE-DEUX

Bien sûr, il y a les entre-deux. Eparpillés, inconnus de la masse, mais admirés par leurs troupe , sachant bien écrire ou bien parler, et, dans la foulée, se piquant (ou se voulant) d'être des intellectuels parce qu'ils tiennent le haut du pavé au «Café de commerce» du coin, ils sont invités à donner leur avis dans des émissions de télé et de radio (il y en a tellement désormais), ils écrivent de temps en temps ou régulièrement dans la presse écrite, ils sont «experts» ou consultants (internationaux de préférence), ils écrivent même des romans , des essais et des poèmes, ils exposent ou crayonnent des toiles, ils «conseillent» ou siègent dans des Conseils ou Assemblées, ils monnayent leur présence médiatique, quelques uns par nécessité ou par calcul ou pour le «fun»... A leur crédit, l'effort et souvent l'intention de bien faire. Beaucoup de candidats pour monter en grade, mais peu d'élus. Trop de monde au portillon. Une situation d'autant plus difficile que le champ de la pensée est livré à lui-même et, surtout, livré à des décideurs plus préoccupés par leur carrière et leur «matérielle» que par l' apport d'idées, véritables forces «vives» au service du progrès du pays. D'autant plus difficile qu'il n'existe plus de règles et de repères dans notre monde de la culture, de l'instruction et de l'éducation. Un personnage (Gabin ? Signoret ?) disait, dans un film, une autre réplique d'Audiard : «les cons, ça court les rues» ! Encore que chez nous, les cons sont, avec le temps, ceux qui sont bien assis... les autres, les intellos, étant obligés de courir les rues à la recherche de leurs libertés confisquées ou détournées.

ET, POUR FINIR

Résultat des courses : On attend toujours un Vaclav Havel... la résurrection de Abbas, de Ben M'hidi ou de Abane (en moins «carré» pour ce dernier)... ou le retour de Ait Ahmed (en plus jeune)... ou... le retour de Said Sadi et de Boukrouh (avec plus d'expérience) ou de Redha Malek (en moins «tranchant»). Bref, on attend un intellectuel, si possible encore jeune, devenu homme politique expérimenté par la force des situations, par hasard ou par nécessité, mais avec des idées claires et modernes et un engagement sans faille, transparent et honnête, sans retournement de veste et sans (gros ou même tout petit) fil à la patte ; et non «promu» en raison du nombre des postes, ou des canapés, déjà occupés, ou en raison du seul poids de ses livres , de ses déclarations ou de ses fetwas et encore moins par la grosseur de son compte en banque ou de son influence de corrupteur.

L'espoir fait (sur-)vivre ! D'accord avec ça, les jeunes ? Ou, alors, «Elites, Intellos, Entre-deux et Cie, Barakat, dégagez !»

PS : Dans l'édition d'Alger du jeudi 06 mars 2014, les références des trois ouvrages présentés ont été involontairement omises, pour des raisons strictement techniques. Il s'agit des titres suivants.

1/ L'Allée des Dames. Roman de Djamel Eddine Merdaci. Editions Barkat, 254 pages, 500 dinars, Alger 2013

2/ Les chemins obscurs. Roman de Rachid Kahar. Enag Editions, 287 pages, 550 dinars, Alger 2013

3/ Les voies de l'errance. Roman (traduit de l'arabe par Lotfi Nia) de Abdelwahab Benmansour. Editions Barzakh, 178 pages, 500 dinars, Alger 2012