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Pensions de retraite, bureaux de poste, chaînes... : «Aujourd'hui, c'est le 22?»

par T. Lakhal

«Avant le 22 de chaque mois je n'existe pas et au-delà je cesserai d'exister» : voilà résumé, dans la caricature, l'éphéméride d'un retraité qui doit dérouler son existence par rapport à ce seul calendrier qui se refait en boucle.

Evidemment, le 22 de chaque mois, pouvant paraître un jour ordinaire pour les uns, revêt, par contre, toute une symbolique pour de milliers de nos retraités qui l'attendent bravement en vue d'aller encaisser le brin de pécule qui leur permet de subsister. Une rente servie à dose homéopathique pour permettre de téter ce minuscule cordon ombilical rattaché par on ne sait quel miracle à la vie. Le 22 de chaque mois est une journée de rencontres, de palabres, de bavardages inutiles et parfois utiles également, au milieu des longues files d'attente dédiées pour la journée uniquement à cette tranche de population qui ne cesse de s'accroître d'année en année.

Le jour «J» avant les premières lueurs du matin : réveil, l'accomplissement du devoir religieux et la prise du petit café, comme toujours. Le poste de télévision en sourdine pour entrevoir les premières nouvelles, faites comme toujours de feu, de glace et de sang. On s'assure du chéquier, du stylo et de la paire de lunettes pour qu'à 7 heures 30 pile être au rendez-vous avec le portail froid du bureau de poste.

Alors quoi de bon et quelles bonnes nouvelles concernant l'augmentation des pensions ? Dans le brouhaha des affirmations des uns et des démentis des autres, la pensée, de saut en saut, voltige et se laisse vaquer à travers les sillons de ce qui a imprégné toute une vie.

Ce matin, avant de sortir, sur un coin presque caché de la commode du grand salon trône en noir et blanc la photo de mariage. Pourquoi tous les mariés d'il y a longtemps avaient tous des moustaches, des cheveux tirés au séchoir et, de plus, maigres comme des clous. Au début des années 70, c'était la mode. On sortait de l'enfance pour entrer directement dans le monde des adultes à travers le 1er emploi. Point de période d'adolescence comme actuellement avec frasques et gâteries. De l'insouciance et de la vie au jour le jour. Les enfants, le logement acquis en héritage et l'idée de ne jamais vieillir y est fortement incrustée. Mais le temps, c'est le temps, il est implacable. Voilà la retraite à 60 ans qui sonne comme la fin d'une étape. Au-delà c'est le silence total. Les amis, les compagnons de route et les voisins sont perdus de vue. C'est seulement le timbre du tictac de la grande horloge qui avance inéluctablement et le corps qui ne suit plus le mouvement. La mémoire vacille et les quelques grappes de chevelure ne veulent pas lâcher prise d'un crâne, complètement dégarni, jusqu'à l'austérité.

Le savant, le spécialiste dans la file d'attente harangue les apprenants sur la possibilité de l'augmentation substantielle des pensions avant le mois de mai prochain à l'occasion des présidentielles. «11% d'augmentation de l'exercice écoulé nous a donné du baume au cœur mais vite aspirée par l'inflation». «S'ils le savent, nous pouvons à nous seuls faire gagner n'importe quel candidat pourvu qu'il exauce nos vœux». Tant qu'il y aurait des augmentations, l'espoir est permis. Il y a de ces inactifs qui par pudeur ne voudront en aucune circonstance parler de leur quotidien. Une auto-dévaluation de soi. Ça n'a duré que le temps du «chefténat». Les ex-chefs le savent et l'ont senti dans leurs chaires. Le prestige, le statut et tout le reste c'est du toc et rien que ça. Les promesses d'une retraite dorée avec une occupation décente, ce sont des mirages. On ne vous regarde plus comme le maître des lieux et du foyer. Devenant presque une charge, un indésirable rencontré au détour de chaque pièce de la maison et qui doit déguerpir chaque matin pour aller au café mettre sa joue sur sa main et penser devant une éternelle tasse de café pour attendre les douze coups de midi. Dire maltraité c'est trop fort, mais les regards ne sont plus les mêmes. Que faire dans le silence du refoulement sinon attendre des jours meilleurs.

Devant le guichet l'on compte les quelques billets, on les glisse dans une poche dont personne ne peut déceler l'endroit et revenir à la maison aussi vite que le permettent les jambes déjà engourdis par tant d'heures d'attente dans une chaîne longue, des guichetiers en colère sans raisons, des disputes et des coups de gueule avec les uns et les autres qui tentent de contourner la chaîne, l'ordinateur qui s'arrête subitement, l'argent qui vient à manquer parfois dans les caisses...

Ces jours-ci, ramener de l'argent chez soi est encore une preuve d'utilité. Des retraités pas malheureux, ceux qui ne regardent jamais en arrière, mais qui acceptent sans souffrir leur nouvelle situation. Quand les enfants sont casés et il ne reste plus rien à faire qu'à courir les mairies, les agences foncières pour rechercher une terre en héritage qui ne se trouve nulle part, aux marchés et pour toute obligation que notre papy se fera une joie d'accomplir pour ses enfants. Suivre les programmes de télévision, adopter la sieste comme une obligation d'hygiène de vie vitale. En un mot : être à jour avec toutes ses obligations et même ajouter du sien pour être encore reconnu. La retraite ce n'est pas une première mort, car ceux qui l'acceptent doivent continuer à vivre le plus normalement du monde en s'organisant et, surtout, ne pas se morfondre dans ce que l'on n'a pas fait. La volonté et le désir, plus forts que tout, font quand même vivre.