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Malheureusement, nous n'avons pas eu un Mandela en 62

par Kamel Daoud

Mandela Nelson est mort. Le monde va saluer sa vie, son œuvre, son sourire, sa mort et sa philosophie. Et nous Algériens ? Faire de même dans la longue procession de l'hommage. Mais au-delà ? Un regret secret, une amertume. Le chroniqueur l'avait écrit un jour : Et si on avait eu Mandela en 62 et pas Benbella ? Et on avait eu la Vérité avant la Réconciliation et pas la Réconciliation sans la vérité, comme avec Bouteflika ? Et si.

On ose alors le tabou parce que c'est un grand rêve éveillé : une Algérie qui n'aurait pas chassé les Français algériens mais qui en aurait fait la pointe de son développement, de son économie et la pépinière de sa ressource humaine. Une Algérie de la couleur de l'arc en ciel. L'Afrique du Sud de Mandela a eu son OAS, ses Pieds noirs, ses colons, ses fermiers blancs, ses radicaux noirs, ses traîtres, ses torturés et ses Aussarresses et ses Larbi Ben M'hidi. Sauf qu'avec Mandela le choix avait été de faire passer le pays avant les procès et les vengeances et de construire, en ouvrant les bras. La valise ou la mort n'était pas le slogan de Mandela malgré l'histoire douloureuse de cet homme touché dans sa chair, et l'histoire des siens tués, torturés, assassinés. L'homme avait une vision que nous n'avons pas eue et a sauvé son pays de la guerre civile et des tueries et des grandes vanités chauvines. Le «62» de l'Afrique du Sud, par cet homme, n'a pas connu sa crise de l'été, les guerres fratricides entre clans, les massacrés de Oued Sly, ni les coups d'Etat cycliques ni la main mise des casernes et des polices politiques sur le pays. Parce que Mandela voyait loin, les Blancs n'ont pas été chassés et massacrés ou exclus au nom d'Allah ou de l'identité. Les chars n'ont pas roulé vers la capitale de ce pays pour y violer la légitimité et on n'aurait pas cédé à l'illusion du socialisme, nous n'aurions pas été malades du butin et du bien-vacant et nous aurions évité les révolutions agraires et futiles qui ont détruit la propriété et la valeur du travail et notre patriotisme n'aurait pas été dégradé en propagandes et persécutions. Un Mandela algérien nous aurait évité la seconde guerre des années 90, sa fausse conclusion par référendum risible et un président à vie, unique dans le monde, parce que un Mandela algérien aurait imposé la dignité des deux mandats et pas plus.

Nous aurions fait les bons choix, nous aurions jeté les armes, les machettes dans l'océan, nous aurions choisi de sourire à l'adversaire et pas de l'assassiner et nous aurions fait coïncidé, chaque jour venant, le mot liberté et le mot libération. Un Mandela algérien nous aurait appris que la violence subie n'est pas nécessaire à rendre, justement pour casser le cycle.

Un Mandela algérien nous aurait évité le pays actuel, ses mauvaises convictions, nos mauvais jours et des molles dictatures et ses gabegies. Nous aurions perdu moins de vies et moins de temps et nous aurions été un grand pays. Car cet homme est l'un des très rares à avoir donné sens à la décolonisation. Toutes les autres épopées ont mal fini : la décolonisation glorieuse y a été menée à la dictature hideuse ou sournoise. Au massacre, aux caricatures sanguinaires et au sous-développement. C'est dire que l'on ne décolonise pas avec les armes, mais avec l'âme. Décoloniser n'est pas vaincre le colon mais le démon en soi. Adieu l'homme au sourire qui dénoue.