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L'économie algérienne piégée par les affaires

par Abed Charef

Les privatisations reprennent discrètement, sous l'appellation de « prise de participation ». Le patronat jubile.

Mais l'opération risque de capoter, ou de déboucher sur de nouveaux scandales, tant que le préalable politique n'est pas réglé.

La décision a été entourée d'une une certaine discrétion. Un groupe privé algérien, Benamor, a pris le contrôle de l'ERIAD Corso.La transaction n'a pas soulevé de tempête. Elle a même été plutôt bien accueillie. Du coup, le Forum des Chefs d'Entreprises s'en est emparé, et veut aller plus loin. Il a annoncé que de nombreuses opérations similaires vont être lancées pour redynamiser l'activité économique du pays.

 Côté jardin, l'opération est séduisante. Il faut dire que l'emballage est très joli. En effet, des entreprises publiques algériennes disposent d'infrastructures de qualité, ou d'installations qui ont coûté très cher, mais elles n'arrivent pas à les exploiter. Face à elles, des opérateurs privés, disposant de fonds, de projets et d'ambitions, cherchent des opportunités pour investir, en allant vite, dans un pays où tout est à construire. Quoi de plus naturel que d'organiser les jonctions entre ces deux mondes ? Donner la possibilité à cet opérateur privé avide d'investir son argent, tout en sauvant et en rentabilisant des équipements qui rouillent, relève du bons sens.

Autre avantage de l'opération, elle met les entreprises algériennes dans une logique nouvelle, celle de la modernité. Une entreprise ne doit pas être forcément propriété intégrale de l'Etat, ni condamnée à être vendue totalement à un privé. Comme on fait appel au partenariat avec les entreprises étrangères, rien n'interdit un partenariat entre entreprises algériennes, publiques et privées.

La formule est même ce qui pouvait arriver de mieux à l'Algérie dans le contexte actuel. Pour une raison simple. Les entreprises privées algériennes n'ont pas l'envergure nécessaire pour assurer la croissance souhaitée. L'industrie algérienne, rappelons-le, ne représente que 4.6% du PIB en 2012. Quel que soit leur effort, les entreprises privées ne pourront développer ce secteur à un niveau acceptable dans la décennie à venir. Quant aux entreprises publiques, elles n'ont pas le dynamisme nécessaire pour jouer ce rôle. Elles ont l'argent, les terrains, mais pas l'encadrement ni le management requis. Bureaucratisées, soumises à une tutelle pesante, elles ne sont pas en mesure de servir de locomotive. Elles risquent même de demeurer un boulet pour l'économie algérienne.

 Autant donc les pousser à se frotter à des entreprises gérées autrement, en espérant qu'à terme, s'opèrera une « normalisation » par le haut. Sans oublier une hypothèse, peut-être farfelue, mais en théorie possible, grâce à ce type de partenariat: une entreprise publique possédant une forte trésorerie pourrait toujours prendre des participations dans un secteur qu'elle ne maitrise pas, mais qui lui permettrait de gagner de l'argent. Un exemple ? La CNEP, qui croule sous les liquidités, pourrait acheter des parts chez Cevital ou chez Uno. Cela permettrait au propriétaire de Cevital de disposer de fonds frais pour se lancer dans de nouveaux projets. Du moins en théorie.

C'est une voie comme une autre pour associer le dynamisme des entrepreneurs privés, leur débrouillardise, leur sens des affaires, et leur aptitude à gagner de l'argent, aux les capacités financières des entreprises publiques et à leur patrimoine. Une option qui permet de booster l'investissement, d'amener progressivement le secteur privé à une gestion plus transparente, de pousser l'entreprise publique à mieux s'adapter au marché, pour déboucher, en fin de parcours, sur une économie mixte, avec des participations croisées. Une économie comme il en existe partout dans les pays avancés, comme dans les pays émergents.

 Mais aussi séduisant soit-il, ce schéma bute sur deux écueils. Le premier concerne le risque de voir les entrepreneurs privés se détourner des investissements nouveaux, pour consacrer leur énergie et leur argent au rachat des actifs des entreprises publiques.

 Pourquoi en effet se casser la tête à lancer un nouvel investissement quand on peut s'emparer de quelque chose de disponible, qu'on peut avoir à bas prix, avec un terrain qui vaut de l'or ?

 C'est un risque sérieux, qui peut mener à des dérives graves. Avec une tendance évidente à une sous-estimation des biens des entreprises publiques, à la fois pour en faciliter la vente, et pour servir les copains et les amis. Les gestionnaires des entreprises eux-mêmes, soumis à la pression de leur tutelle, seront prêts à tout accepter pour faire plaisir à leurs ministres respectifs. Lesquels ministres ont montré une déplorable aptitude à servir leurs amis et à se servir. On risque donc d'aller, non à des participations croisées répondant à une logique économique, mais à une cession massive des entreprises publiques à des privés. Avec un effet nul sur la croissance.

Le second écueil est le plus difficile. Il est politique. Une telle opération n'est pas possible en l'état actuel des institutions algériennes. Même si elle était réalisée par des anges, aucun algérien ne croira qu'elle est motivée par des soucis économiques. Tout le monde sera convaincu que le gouvernement est en train de « chakiber » les entreprises publiques, en opérant un transfert massif de leurs actifs au profit du privé.

C'est dire que l'Algérie est désormais piégée. Avec toutes les affaires de corruption, toute initiative est désormais suspecte, et l'embellie financière ne sert à rien. Les institutions ont si peu de crédibilité que toute idée nouvelle est perçue comme un coup tordu. Ce qui révèle les priorités de l'Algérie de 2013 : la question politique devient une priorité absolue. Tant que l'Algérie n'aura pas réussi à rétablir un minimum de crédibilité au sein de ses institutions et chez les dirigeants, toute initiative économique sera forcément suspecte. C'est le prix, entre autres, de l'affaire Saïpem.