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Le prix de l'écrit

par B. Khelfaoui *

« Le mécénat d'entreprise doit être un des éléments du langage de l'entreprise, une des voies par lesquelles elle décide de dialoguer avec la société, de se définir par rapport à elle ». (Jacques Rigaud)

Dans son discours pro-noncé le 15/06/2004 devant l'assemblée géné         rale des Chambres françaises de commerce et d'industrie, sur le thème du mécénat, M. Renaud Donnedieu de Vabres1 disait : «(?) Car si la culture a, dans notre pays, toujours été l'affaire de l'Etat, puis également des collectivités territoriales, la richesse et la diversité de notre culture sont le fait de la société tout entière, de cette société dite civile, où les entreprises sont au premier rang pour créer et développer les richesses et les activités qui font vivre l'économie. Une économie faite d'hommes et de femmes qui produisent, consomment, s'adonnent à des loisirs, partagent des rêves et des activités créatrices qui sont, pour la plupart d'entre elles, de l'ordre de la culture et de la communication (?)»2.

En suggérant clairement, dans ce discours manifeste, que le dynamisme, la créativité et la vitalité de la culture sont la résultante sine qua non de l'incontournable implication, voire l'engagement de toute la société, et bien qu'il n'ait fait que pérenniser des jalons anciennement ancrés au sein de cette dernière, il dépasse de mille lieues une quelconque plaidoirie pour la culture...

«Chez-nous» - ô combien est exaltante cette nostalgique expression, qui vous donne cependant, paradoxalement, la magique impression de s'abstenir à croire sa jumelle «faites comme chez-vous !» - nos plumes, dont la majorité sont déplumées à compte d'auteur, à force de pelleter le vent pour remuer le sable des rêves, ont fini par égarer tant la carte du trésor sucré par le secret des pyramides de l'édition que le sésame de la taverne du mécénat ! Elles ont beau osciller sans cesse entre l'adhésion et le refus à cette forme de partenariat fertile.

Gagnées tantôt par la ferveur, tantôt par le soupçon, elles portent tel un fardeau du jugement dernier cet angélique et diabolique manuscrit qui les hante et les enchante depuis son éclosion à l'issue - il est tout à fait clair et évident - d'une tragique gestation ! Tantôt convaincus d'un bestseller - quoique Cheâayeb Lekhdim, s'imaginant en vrai bachagha, dise «mon œil !» -, tantôt irrités par un éternel anonymat - «notre» Panthéon réservé à Kateb Yacine et ses semblables en demeure un avant-goût! -, en risquant à tout moment de s'y laisser aller soi-même, peuvent-elles résister autant que faire se peut à de telles sautes d'humeur ?

Sans risquer de s'aventurer dans le labyrinthe dissymétrique de la valeur marchande et de la valeur littéraire, voire scientifique d'un écrit, tout veilleur de nuit hanté par la page blanche sait - et aspire à ce qu' «on» le sache - que maintenir la flamme de la création brillante ou du moins souffler sur les quelques braises «obstinées» pour s'agripper à une illusion de floraison dans le désert glacial du goulag, mérite plus d'une année d'Algérie en France ou d'une Alger capitale de la culture arabe, voire musulmano-zianide !

Les sommes faramineuses consacrées - à répétition - pour nos trottoirs indomptables et aux soumissions au portable peuvent-elles à elles seules régénérer plus d'un poussiéreux manuscrit diagnostiqué - bon gré mal gré - comme jetable !?

Promouvoir le karkabou ou distinguer la fantasia en redorant ses sabots, doivent certes mériter une attention particulière et continue. Néanmoins, accompagner les jeunes talents qui choisissent - à leurs risques et périls - la plume, comme charrue, voire comme arme (comme gagne-pain, dites-vous ! étant sur le bord du trottoir, n'ont-ils pas peur, une fois consumés telle une bougie pour éclairer leur société, qu'«on» omette de leur payer le linceul !?) ; pour labourer le champ culturel et défendre l'intégrité intellectuelle, ne doit-il pas occuper une place privilégiée dans l'inventaire dénombré par les décideurs? ?

Ecartelé entre son bain intellectuel et son pain familial et tiraillé par les effets secondaires d'une respiration accélérée ou très lente de sa pensée, cet artisan des mots, en défiant les maux, se trouve le plus souvent - dos au mur face aux contre-indications - obligé de s'exporter clés en main, avec exonération de toutes les taxes nostalgiques, pour d'autres cieux - quoique gris - valorisant son produit. Ce dernier, relégué à tort ou à raison dans les étalages poussiéreux des quelques librairies rescapées suite à l'invasion colonisatrice des pizzérias, aurait au plus contribué à entretenir, chez lui, sa tombe pour en garder mémoire. Bien que beaucoup soient convaincus que «les grandes douleurs sont muettes», il n'en demeure pas moins que «tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir» ! Aljahidhiya, le prix Mohammed Dib et récemment celui de Tahar Djaout demeurent quelques rares phares - libérant du noir des papiers dorés au noir - caractérisés comme initiatives lumineuses, prometteuses et fructueuses, devant lesquelles «on» n'a pas seulement le devoir de s'incliner en guise de reconnaissance, «on» doit plutôt les honorer par un accompagnement tant en moyens qu'en les rehaussant au trône qu'elles méritent !

Un bourgeon d'espoir qui vient d'éclore, le onze novembre au soir, sur la scène culturelle de Saïda, ville des eaux minérales et thermales - source de la vie, dit-on ! - regorgeant de sèves créatrices, bien que passé presque sous silence amnésique - si ce n'est l'article qui lui fut réservé sur les colonnes du Quotidien d'Oran3 (un journal qu'il faut se procurer de bon matin à Saïda, principalement les jeudis) - est venu secouer le pistachier dont la terre saïdéenne est caractérisée. En effet, l'association Mouhibbi Madinet Saïda «AMMS», en collaboration avec la Chambre de commerce et de l'industrie de Saïda et le Groupe Nahla, perspicace, ont «osé» dépoussiérer, avec finesse, la liste des plumes saïdéennes installées à Saïda et à l'étranger, pour une récompense «première» en son genre et digne du rang d'une aussi honorable classe intellectuelle, longtemps forcée à une hibernation médiatique conflictuelle, car nourrie de cette sagesse factuelle qui résonne en ricochant entre les murs de son âme de façon perpétuelle : « pour l'écrivain, la littérature est cette parole qui dit jusqu'à la mort : je ne commencerai pas à vivre avant de savoir quel est le sens de la vie»4.

Trente-deux plumes, dont deux à titre posthume, furent primées en cette inoubliable et prodigieuse soirée organisée en leur honneur par des distinctions qui réchauffent les cœurs? Une soirée, de l'avis de ceux installés en Occident, où même les absents n'ont point grincé des dents, qui a su, pour un premier pas, défiant la temporalité de vie à trépas, réconcilier les plumes avec le miroir du patrimoine culturel de leur terroir. En plus d'une totale prise en charge financière de la publication d'un livre aux éditions Dar El-Gharb, la cerise qui orna cette merveilleuse tarte aux lettres n'est autre que l'instauration d'un prix annuel baptisé «le Prix Dr Moulay Tahar», qui récompensera chaque Novembre - un mois sacré qui vit naître, après une nuit coloniale ténébreuse, le soleil d'une Algérie dont Saïda l'Heureuse - toute contribution écrite dont l'objectif est le rayonnement de la ville d'El-Ogbane, tant il est vrai que «le plus beau triomphe de l'écrivain est de faire penser ceux qui peuvent penser»5? Décidément, ce secouement du pistachier culturel saïdéen est bien prometteur et ses fruits n'en seront que d'une enivrante saveur !

La locomotive a-t-elle retenti - l'aurions-nous senti !? -, sifflant en guise d'une durable et fructueuse tractation des wagons longtemps livrés à la rouille et la toile d'araignée, depuis que l'insoucieuse gare se gratte les rails à la recherche de ses poussiéreuses tares? Notamment suite à la naissance d'un bureau de la Fondation «Emir Abdel Kader» qui met à la disposition des chercheurs et lecteurs plus de trois mille ouvrages, dont la majorité concerne cette illustre personnalité récemment honorée - un geste de fidélité et une reconnaissance de l'humanité - par l'ONU à Genève ?

Enfin, si «l'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots»6, espérons que cette louable - à plus d'un titre - initiative sera un exploit contre les maux dont le scintillement nous émeut.

Somme toute, il nous est permis, au moins, de rêver de perspectives? Amen !

*Universitaire, Saïda

Notes :

1-Ministre français de la Culture et de la Communication

2-Extrait du discours prononcé le mardi 15 juin 2004

3-Remmas Baghdad, «Grandeur et déchéance», Quotidien d'Oran du 18/11/2010, p.12

4-Roland Barthes, La Réponse de Kafka

5-Eugène Delacroix, Ecrits

6-Henri Bergson