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Un an après: seconde lettre d'Oum Dourmane

par Kamel Daoud

« Ne m'en veux pas M'ma. Si je reste ici, ce n'est pas que je veux changer de pays. Je veux seulement ne pas le perdre, le garder dans ma main, le serrer très fort, le mettre dans une petite boîte et l'accrocher à mon cou. Les Egyptiens ? Ce n'était qu'un prétexte. Ici, j'en croise quelques-uns mais je les regarde à peine : ils jouent tous dans le même film que je ne regarde plus. Ce sont des étrangers dans mon film à moi. Ils ne pardonnent peut-être à la vie que leur salle de spectateurs se vide. Ils ressemblent à peu à Souad Hosni, tu sais, cette star que l'angoisse de la vieillesse a fait se suicider à Londres. Je ne m'en occupe pas et plus. Mon histoire ne les concerne pas. Et je sais que tous ceux qui sont revenus après Oum Dourmane ont presque mal fini, sauf moi. Regarde Saadane, M'ma: il n'est plus le même, ni notre équipe, ni Chaouchi. Il ne fallait pas revenir très vite. Il fallait rester ici et ramener tout le pays à la même date. Le laisser tourner dans les airs autant qu'il le voulait avant de lui expliquer, doucement, qu'il faut revenir mais sans lâcher les oiseaux et les étoiles qu'il a pu collecter. Le stade de Oum Doumane est petit mais il aurait pu nous contenir tous, si seulement nous nous y étions tous serrés. L'étroitesse est dans les cœurs. J'y ramasse encore, rarement, des pièces de monnaie du pays. Une fois, j'y ai trouvé une chaussure. Pas la paire, mais une seule. Orpheline. Et dans cet endroit qui m'enferme, où je tente de reconstruire ma vie et où je n'ai jamais rencontré, la nuit, qu'un chien errant qui me suit parfois, j'ai frémi comme si je rencontrais pour la première fois un être humain sur une île déserte. Une chaussure, oui ! Pointure 42. Elle avait appartenu à un Algérien sûrement. J'ai peut-être même dû le croiser, lui sourire, le bousculer dans les bus ou sur les gradins ou dans les immenses avions. J'ai longtemps regardé et gardé cette chaussure : c'est la preuve que la vie existe. Comme si elle avait dessiné la plante d'un pied sur une plage sauvage, sur une île où j'étais naufragé. C'était un vendredi. Ne crois pas, M'ma, que ma vie est triste. Non ! Non ! Il m'arrive de rire et mon fou rire s'imprime presque sur la face figée de mon chien qui me regarde alors comme si j'étais un Dieu hilarant. Il m'arrive de m'esclaffer d'anciennes blagues, de vieux souvenirs et de mes années « là-bas ». Par exemple, je m'imagine revenir au pays et le parcourir pour retrouver le porteur de la chaussure, l'élu de cet accident, et lui demander la main de sa soeur. Je l'ai essayée un peu moi aussi, juste pour éprouver la sorte de sensation quand on se glisse dans la peau d'un autre. Le bonhomme a dû rentrer chez lui les pieds nus. Ça a dû être un long chemin à parcourir, chaussé d'un unique soulier de sport, même avec des dizaines de rameurs. J'ai vu ça dans les films américains : ils prennent un morceau de la mâchoire d'un squelette et arrivent à reconstruire le visage du mort et même tous ses traits. Est-ce qu'on peut le faire avec une chaussure et un chien et un stade ? Je ne sais pas. On peut presque reconstruire un pays avec un ballon, non ? Alors je me permets de vagabonder. J'ai donné à la chaussure le nom d'El Bourak car elle me permet de voyager dans les airs. El Bourak est de fabrication espagnole. Elle est blanche avec des rayures bleues et jaunes. Une sorte de tigre de cuir. Je l'ai déposée dans un paquet, au-dessus de mon lit, dans ma baraque, et la nuit, je lui parle et on va dans le ciel à ma manière et on rencontre qui on veut, qu'il soit mort, vivant ou pas encore né. Ce n'est plus alors une chaussure, mais un animal dont la moitié du corps est un muscle et l'autre moitié une aile et un lacet.

 Ici, on m'appelle donc El Jazaïri. C'est la première fois que j'ai le prénom de tout un pays. C'est une sensation bizarre : on a l'impression d'être le dernier de sa race, l'unique survivant d'une mémoire. Passons, M'ma. Pour le reste, je me nourris bien, je suis en bonne santé et mon chien en arrive presque à me parler, uniquement avec ses oreilles. Au stade, on ne me paye pas beaucoup, mais cela me suffit. J'ai loué une chambre tout près, et la nuit, j'aime regarder la ville d'Oum Dourmane de loin. Elle n'est pas bien éclairée car c'est une ville de pauvres, mais, de loin, la nuit, elle semble ne pas toucher le sol. Elle ressemble, en ces heures, à l'autre ville que j'adore. La Oum Dourmane du ciel. La ville où nous avions atterri comme des oiseaux et qui flotte dans les airs et qui est habitée par des gens pauvres et souriants qui se nourrissent de vieilles motos, d'air et d'applaudissements. Il m'arrive d'y aller mais elle n'est pas la même lorsqu'on la regarde de trop près : sa peau se craquèle, se dessèche et se troue puis commence à sentir. Ville étrange : elle se décompose au toucher et se recompose quand on s'en éloigne. Il doit en avoir existé de pareille autrefois quand on traversait les déserts à dos de chameaux pour chercher le sel et les nouveaux prénoms.

 Ah oui, je voulais te parler enfin du stade. Il n'est pas grand : je peux le nettoyer en une demi-journée. J'en prends soin comme d'une tombe, ou d'un animal domestique qui assure le lait. J'en fais le tour de la fourrure verte, je ramasse les papiers volants, les morceaux de bouteilles et les pierres. Je caresse son gazon pour l'encourager à frémir. C'est un pays pour moi. Je n'aime pas la politique mais ici, je m'en suis fait une idée. Pour moi, le pays que j'ai quitté ressemble à un immense stade qui n'a pas de goal, ni de gardiens et qui a un arbitre qui triche. Oui, c'est exactement comme ça : un stade absurde. Le peuple y est enfermé, ne peut pas sortir, seulement jeter des pierres ou faire semblant d'acclamer. La nourriture y est gratuite, le ciel insaisissable, le gazon importé et les joueurs vieux. Et tu veux que je revienne, M'ma?

Oum Dourmane, le 14 novembre.»