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L'élargissement des BRICS: Une dimension stratégique

par Mustapha Mohammed-Brahim

A quelques jours du sommet des BRICS devant se tenir en Afrique du Sud, les spéculations vont bon train sur l'ordre du jour de ce sommet qui intervient, faut-il le souligner, dans un contexte mondial dominé par la guerre en Ukraine et ses multiples répercussions. Peu d'informations ont filtré sur les thématiques abordées lors de la réunion ministérielle tenue en juin en Afrique du Sud.

Pour autant, le sommet des BRICS est attendu sur des sujets d'importance vitale et, tout d'abord, du moins dans les coulisses, la consolidation du consensus sur « le minimum requis » dans les positions des uns et des autres par rapport au conflit russo-ukrainien dont l'un des protagonistes, en l'occurrence la Russie, est membre influent du groupe.

En vérité, la problématique ne se pose pas en termes de positions intrinsèques par rapport au conflit en soi, le Brésil, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud ayant tous les quatre adopté à des degrés divers des positions de neutralité, du moins officiellement, mais en terme d'attitudes à adopter par rapport aux conséquences économiques et géopolitiques induites par le conflit, sachant que sur cet aspect, les intérêts nationaux des Etats des BRICS ne convergent pas toujours, voire peuvent être même fondamentalement divergents.

Et donc, quoi que l'on puisse penser, le règlement de cette question pourrait, outre mesure, déterminer le sort qui sera réservé aux autres sujets attendus dont, notamment l'élargissement des BRICS. C'est dire à quel point ce conflit russo-ukrainien, ainsi que ses répercussions majeures sur l'état du monde dans toutes ses dimensions, géopolitiques, économiques, sécuritaires, font que les Etats membres des BRICS « marchent sur un fil » dans leur quête d'un équilibre entre leurs intérêts nationaux, leurs alliances géopolitiques et leur adhésion aux aspirations stratégiques des BRICS.

Lors de la conférence de presse organisée à la fin des travaux de la réunion ministérielle des BRICS de juin dernier, Mme Naledi Pandor, ministre sud-africaine des Relations internationales et de la Coopération, aura été, le moins que l'on puisse dire, évasive sur les sujets d'importance tels que le conflit russo-ukrainien, l'élargissement des BRICS, voire même le projet encore embryonnaire, il est vrai, de la création d'une monnaie commune. Est-ce à dire que ces sujets n'ont pas été abordés en profondeur ? Assurément non, mais cela peut dénoter que les débats autour de ces questions ont été intenses, indécis, et révélant probablement quelques divergences non pas sur les principes mêmes, mais sur les conditions, les timings et les mécanismes de leur mise en œuvre. Il faut bien admettre que la situation aujourd'hui est bien différente que celle d'avant la guerre.

Sur le plan strictement théorique, il faut bien comprendre que les divergences entre Etats membres ne peuvent en aucun cas concerner les principes mêmes de l'élargissement des BRICS ou de la création d'une nouvelle monnaie adossée à l'or pour contrebalancer l'hégémonie du dollar, car il s'agit là, tout comme la création de la banque des BRICS, de mécanismes logiques à même de tendre vers les objectifs mêmes de la création du bloc. Cependant, aujourd'hui, la question de l'élargissement des BRICS peut prendre des contours politiques et géostratégiques. Et dès lors, la question des critères d'adhésion prend toute son importance. L'on peut supposer que dans le cas où la question de l'élargissement serait examinée, les critères d'ordre géopolitique pèseront de tout leur poids et, en tout état de cause, les candidatures seront examinées au cas par cas et feraient même, probablement, l'objet de tractations.

Toute chose égale par ailleurs, et nonobstant les considérations liées à la nouvelle situation mondiale créée par la guerre en Ukraine, les spéculations relatives aux critères d'adhésion aux BRICS n'étaient focalisées jusqu'à présent que sur des considérations strictement économiques et en particulier la consistance du PIB (Produit Intérieur Brut), ce dernier étant perçu comme déterminant dès lors qu'il est censé contribuer au poids économique du groupe des BRICS. D'aucuns sont allés jusqu'à spéculer sur un «ticket d'accès» de l'ordre de 500 milliards de dollars et, de fil en aiguille, des chances de l'Algérie d'adhérer au groupe. D'autres ont évoqué d'autres critères complémentaires tels que le PIB/PPA, voire même l'IDH (Indice de Développement Humain). Tout cela ne reste, à notre sens, que des spéculations découlant d'analyses tronquées.

S'agissant particulièrement du PIB, critère qui revient souvent chez les analystes de tous bords, une infographie prospective publiée par l'agence de presse multimédia « Sputnik » a tenté de simuler l'apport dans le PIB global des BRICS de neuf (09) pays candidats à l'adhésion (Indonésie, Arabie Saoudite, Turquie, Argentine, Emirats arabes unis, Algérie, Egypte, Iran et Bahreïn). Les PIB cumulés de ces neuf pays en 2023 contribueraient à moins de 18% au PIB global des BRICS élargis, avec des amplitudes entre les pays allant de 5% à 2%. Bien que les taux prévisionnels de croissance à l'horizon 2028 diffèrent d'un pays candidat à l'autre, les 9 pays ne contribueraient en 2028 au PIB global qu'à concurrence de 15% malgré une évolution positive remarquable du PIB global des BRICS élargis, allant de 33,5 billions de dollars en 2023 à 46,3 billions de dollars en 2028 et ce, sous la seule impulsion des pays locomotives, en l'occurrence la Chine et l'Inde. Ce pourcentage, du fait des volumes actuels des PIB de la Chine et l'Inde et de leurs taux de croissance, et quels que soient les taux de croissance après 2028 des nouveaux adhérents, est appelé à diminuer. Cela voudrait dire en substance que ces deux poids lourds des BRICS auxquels il convient d'ajouter la Russie et le Brésil, ne misent pas beaucoup sur les nouveaux adhérents pour hisser le PIB global à un niveau qui leur permettrait de mettre en œuvre confortablement leur stratégie, en l'occurrence asseoir un nouvel ordre économique mondial. Ils en espèrent autre chose. Pour autant, cela ne veut nullement dire que le critère du PIB pour l'adhésion aux BRICS n'est pas important, mais il n'est ni déterminant ni décisif. Et les BRICS l'ont appris à leurs dépens à la suite de la crise financière mondiale de 2008.

Il faut savoir, en effet, que ce qui avait commencé dans les années 2000 pour les BRICS sous la forme d'une sorte de coopération entre pays émergents à forte croissance, est devenu à la suite de la crise économique et financière de 2008 une force de proposition à même d'infléchir les résolutions du G20 en charge justement de mettre en place les mécanismes de relance de l'économie mondiale. Pour autant, et même si les résolutions prises lors des sommets du G20 qui se sont succédé ont été l'aboutissement de compromis, cela n'a jamais permis de refonder la gouvernance mondiale dans le sens d'une plus grande équité dans le développement, ni d'agir sur le fonctionnement, voire la représentativité dans les grandes institutions financières internationales. L'Occident est resté maître du monde, parce que maître du fonctionnement des institutions internationales, maître de la finance mondiale, maître du commerce international, maître des corridors de transport, etc.

Et c'est donc pour cela qu'aujourd'hui, et indépendamment des intérêts nationaux des pays membres des BRICS, le bloc a tiré les leçons et bien assimilé que ni les taux de croissance à deux chiffres ni les volumes des PIB pris isolément, ne peuvent permettre de peser lourdement et durablement sur l'économie mondiale pour ambitionner à imposer de nouvelles règles. Il faut être en haut de la chaîne de production mondiale dans tous ses compartiments. Et de fait, le processus d'élargissement est aujourd'hui appréhendé dans le cadre d'une stratégie à moyen et long terme, globale et intégrée, visant à se doter de la puissance suffisante à tous les niveaux, une puissance à même de contrer le monde occidental, même si les BRICS s'en défendent en public, sur son domaine historiquement réservé qu'est la finance internationale.

Pour ce faire, l'objectif poursuivi par les BRICS depuis au moins 2010, d'autant plus affirmé aujourd'hui avec la guerre d'Ukraine, est de gagner de plus en plus de parts de marché dans le monde, dans toutes les filières. Il ne s'agit ni plus ni moins que de gagner sur le terrain le challenge de la compétitivité internationale. Cela suppose qu'il va falloir se doter des moyens pour peser sur les prix des matières premières et de l'énergie, travailler sur la sécurité énergétique, adopter des politiques mieux intégrées dans le domaine du transport dans le commerce international, se doter de plus en plus de bases logistiques avancées, investir plus dans les pays émergents et en développement dans le cadre de politiques intelligentes de délocalisations et, en définitive, rogner sur tous les coûts de production. Il s'agira en somme de tout un maillage de processus complètement intégrés. Et c'est un peu tout cela qui est recherché par les BRICS chez les pays candidats à l'adhésion. Pour mémoire, l'adhésion de l'Afrique du Sud aux BRICS en 2011 et le projet stratégique chinois des nouvelles routes de la soie en 2013 constituaient déjà en leur temps les prémices de la stratégie de redéploiement des BRICS.

Bien évidemment, d'autres paramètres peuvent entrer en jeu tant dans les démarches adoptées que dans les objectifs visés. Mais là, ce sont « les dessous des cartes » et de fait nul n'est au secret des Dieux. Quoi qu'il en soit, c'est à ce prix que l'objectif ultime sera susceptible d'être atteint, en l'occurrence «peser suffisamment lourd» pour refonder la gouvernance mondiale et s'affranchir du diktat de l'Occident.

Les critères d'adhésion aux BRICS ne sont à identifier donc que par rapport à la stratégie de développement du réseau ainsi que des objectifs visés, tels que développés plus haut. L'on peut ainsi imaginer, non pas des critères pris isolément, mais une matrice de critères intégrée et dynamique. Cela veut dire que les critères d'adhésion seront dotés de coefficients. Ainsi, le poids d'un même critère varie selon les besoins des BRICS, selon l'étape de mise en œuvre de la stratégie globale, selon les objectifs visés, voire les sous-objectifs, selon la situation géopolitique mondiale à un temps t, selon la conjoncture, ainsi que d'autres paramètres d'appréciation. En d'autres termes, il s'agira pour ceux qui auront à examiner les demandes d'adhésion aux BRICS de se poser la question suivante : quel est l'apport d'un pays X, aujourd'hui ou dans le futur, dans notre stratégie globale ? Et cette stratégie étant, comme expliqué plus haut, globale, multidimensionnelle et fortement intégrée, il est facile d'imaginer que les critères d'adhésion vont bien au-delà du volume du PIB ou du taux de croissance. La position géostratégique, le poids dans l'énergie mondiale, les ressources minières, la densité des infrastructures, l'influence régionale et bien d'autres, peuvent constituer des critères dont les coefficients, à certaines étapes de la stratégie de développement du réseau BRICS ou dans certaines conjonctures, pourraient être supérieurs à ceux des critères PIB ou taux de croissance, voire même pour certains, immuables.

Partant de ce raisonnement, la question que d'aucuns se posent aujourd'hui est de savoir si l'Algérie a de réelles chances de devenir membre des BRICS. D'emblée, la réponse est objectivement oui et pour cause, l'Algérie dispose d'énormes atouts à monnayer. Tout d'abord, les BRICS, dont la stratégie de développement s'inscrit sur le moyen et long terme, savent que l'Algérie, de par ses immenses potentialités, reste dans l'absolu « un géant en gestation ». Ensuite, sur le plan géostratégique, l'Algérie occupe une position de choix, notamment par rapport aux profondeurs de marchés que visent les BRICS. Située à moins de 200 km des côtes européennes, partageant des frontières avec 7 pays, l'Algérie est un Etat pivot en Afrique du Nord et pourrait constituer à terme le plus important corridor économique et commercial vers l'Afrique subsaharienne. La route transsaharienne dont les derniers travaux de finalisation sont en cours pourrait devenir l'épine dorsale du vaste projet d'intégration économique des 6 pays impliqués, en l'occurrence l'Algérie, la Tunisie, le Mali, le Niger, le Nigeria et le Tchad. Si l'on prend en compte le méga projet en cours du port d'El Hamdania, le projet du hub aérien de Tamanrasset, ainsi que le projet en maturation de la ligne ferroviaire Alger-Tamanrasset, il va sans dire que pour les BRICS, disposer au sein de leur réseau d'un corridor économique et commercial de cette envergure est une affaire qui les intéresserait au plus haut point.

Sur le plan énergétique, en dehors du pétrole ainsi que des gigantesques projets en énergies renouvelables, l'Algérie est dans le top 10 mondial des pays exportateurs de gaz et couvre actuellement une partie non négligeable des besoins de l'Europe. Le poids de l'Algérie dans le marché mondial du gaz pourrait être décuplé si le projet de gazoduc Nigeria-Algérie verrait le jour. Cela pourrait aller dans le sens de la stratégie globale des BRICS lesquels ambitionnent, non seulement de peser sur les prix de l'énergie, mais œuvrer pour la sécurité énergétique du réseau.

Les BRICS ne verraient pas par ailleurs d'un mauvais œil un projet de gazoduc Nigeria-Algérie susceptible de réactiver l'axe géopolitique, voire historique, Alger-Abuja-Pretoria, soit 3 des 4 plus puissantes économies africaines, surtout s'il se confirme que le Nigeria ambitionnerait lui aussi d'adhérer aux BRICS.

Sur un autre registre, l'Algérie peut valablement constituer une base avancée pour les pays des BRICS pour des investissements directs entrant dans le cadre des politiques de délocalisation et ce, de par bien sûr la position géostratégique du pays d'abord, mais aussi de ses infrastructures routières, ses ports, aéroports, de ses grands projets structurants en cours, ainsi que de son tissu industriel existant dans des domaines aussi divers que la pétrochimie et ses dérivés, les mines, l'électronique, le pharmaceutique, la mécanique agricole, l'industrie militaire et bien d'autres. A cela s'ajoute un potentiel immense de ressources humaines jeunes, formées dans les universités, les instituts spécialisés et les écoles de formation professionnelle, un potentiel apte à être injecté dans l'immédiat dans les secteurs productifs.

Ce sont là, donc, autant d'atouts, et ce ne sont pas les seuls, qui devraient permettre à l'Algérie d'adhérer par la grande porte aux BRICS sans que personne ne trouve à redire. De fil en aiguille, l'on pourrait même être tenté de se poser la question de savoir qui, de l'Algérie ou des BRICS, a besoin de l'autre. Il appartient maintenant à la partie algérienne de monnayer au mieux ces immenses atouts. Dans l'attente, et indépendamment des critères objectifs que nous avons tenté de passer en revue dans la présente contribution, le processus d'élargissement des BRICS pourrait se décliner sur la base de bien d'autres considérations si bien qu'à l'heure actuelle, il continue de constituer une équation à plusieurs inconnues.

*Ingénieur en Aménagement du Territoire - Expert en Economie locale