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« L'histoire n'est pas le dépositaire de la mémoire »: Du Programme «Mémoire du Monde»

par Mourad Betrouni*

L'actualité est à la mémoire, une occasion pour revisiter une expérience forte instructive et riche d'enseignements, qui pourrait inspirer les débats en cours sur l'héritage mémoriel.

Il s'agit de quelques stations essentielles de la quatrième Conférence internationale du programme « Mémoire du Monde » de l'UNESCO, tenue à Varsovie (Pologne) en mai 2011 et auxquels nous avons participé, à titre d'observateur représentant le secteur de la culture.

Qu'est-ce que le Programme « Mémoire du Monde » ?

C'est une initiative de l'UNESCO, lancée en 1992, destinée à sauvegarder et promouvoir le patrimoine documentaire de l'humanité. Enoncée sous la forme d'un programme, cette initiative est fondée sur deux actions fondamentales : la préservation et l'accessibilité.         

Le Programme « Mémoire du Monde » est doté d'un Registre d'inscription des collections du patrimoine documentaire, qui ont été identifiées par le Comité consultatif international et qui répondent au critère d'universalité.

« Mémoire du Monde » est un programme d'experts et de spécialistes et non une convention ratifiée par des Etats. La participation à ce programme est volontaire et ne s'accompagne d'aucune obligation contraignante. Aussi, l'inscription de documents dans le Registre des collections du patrimoine documentaire peut être soumise par toute personne physique ou morale, y compris les gouvernements et les ONG. En outre, l'inscription des éléments du patrimoine documentaire sur le Registre de la mémoire du monde n'a aucune implication juridique ou financière. Elle n'a pas non plus d'incidence sur le régime de propriété, la garde ou l'utilisation du document.

Le Programme « Mémoire du Monde» est doté d'un Comité consultatif international, désigné par le Directeur général de l'UNESCO, chargé d'orienter la conception et la mise en œuvre du Programme, de Comités régionaux, qui assurent la promotion de la participation active de pays de la région concernée et de Comités nationaux, autonomes mais nécessairement accrédités par la Commission nationale de l'UNESCO.

La Quatrième Conférence internationale du programme « Mémoire du Monde »

Nous avons eu l'honneur de participer à cette Conférence dont nous vous livrons, ici, les quelques éléments de pertinence, qui pourraient, par leur portée universelle, guider ou inspirer nos actions sur les sujets liées à la mémoire. Cette Conférence a été abritée par la Pologne, en reconnaissance des efforts apportés par ce pays, notamment son Comité du Programme Mémoire du Monde, en matière de sauvegarde et de promotion du patrimoine documentaire. Elle a été dédiée au thème « Culture, mémoire et identité », une manière d'élargir le débat et les discussions aux aspects soulevés dans différentes conventions UNESCO, notamment celles du patrimoine culturel matériel et immatériel et de la diversité culturelle.

Il était attendu de cette rencontre, de passer du statut de « Programme » à celui d'une nouvelle Convention UNESCO sur la Mémoire du Monde, à l'instar des autres Conventions. Cette proposition n'avait pas reçu le consensus de tous, notamment l'UNESCO, réticent à la multiplication des Conventions. Lors de la 186e session du Conseil exécutif de l'UNESCO (30ème anniversaire du Programme Mémoire du Monde), la majorité des Etats était réfractaire à la proposition.

Les travaux de la quatrième Conférence internationale du programme « Mémoire du Monde » étaient organisés en plénières et en ateliers thématiques. Nous reproduisons, ici, les idées forces qui ont marqué ces travaux.

A - Sur le thème de la « diversité culturelle, le patrimoine immatériel : liens avec le programme « Mémoire du monde », trois sujets avaient été traités :

1- Le « Patrimoine détruit : l'exemple de la Pologne ». Dans ce sujet, il a été montré comment l'idée « Mémoire du Monde » a été inspirée de l'histoire particulière de la Pologne, pays fortement marqué par les guerres (1772-1945) et leurs conséquences (morts, destructions, migrations, déplacement des frontières). L'objectif consistait à reconstituer la mémoire « endormie » ou « en sommeil » de la Pologne, en posant la question du comment et qui doit protéger cette mémoire (faut-il la centraliser ou la laisser là où elle est ?). Dans ce cadre, des programmes avaient été initiés tel le programme « Patrimoine dispersé à l'étranger », conçu comme héritage commun, le programme « papiers acides », et les programmes « culture, digitalisation et numérisation ».       C'est dans cette perspective que l'UNESCO avait engagé, dès l'année 1974, les débats sur le « contentieux des archives »,ignoré, jusque-là, par le droit international, en ouvrant des pistes de recherches, qui aboutiront au Programme « Mémoire du Monde ».

2- L'« histoire transmise oralement ». Sur ce sujet, un intervenant sénégalais avait déclaré : « si on ne peut pas protéger la vie comment pourrions-nous protéger les documents ? », en posant la question du comment réaliser le retour de ce qui appartient à l'Afrique, c'est-à-dire les originaux des documents. Sur cette question un renvoi a été porté sur la définition de l'article 19 des Droits de l'homme, celui du « droit de la mémoire ».

Concernant le volet « documents », il a été souligné l'importance de l'oralité et sa transmission, notamment en Afrique, à travers la langue, les gravures rupestres, les manuscrits, les objets de pierres. Il a été observé, à ce sujet, que même pour les langues transcrites, comme le latin, on ne sait pas comment elles se prononçaient, et que l'écriture n'est pas une option lorsque l'on ne dispose pas d'un alphabet. Considérant l'accès aux moyens scientifiques et techniques de reconstitution de la mémoire, il a été fait état de la répartition très inégale des infrastructures et des compétences, notamment dans la perspective de la bibliothèque digitale. Une approche collaborative s'imposant d'elle-même dans ces conditions.

3 -«Le programme « Mémoire du monde » contre d'autres projets internationaux ». Dans ce sujetil a été discuté du paradoxe existant entre trois programmes parallèles : la Convention de 1972 sur le patrimoine matériel, celle de 2003 sur l'immatériel et le Programme Mémoire du Monde, en mettant en relief, d'abord d'un point de vue philosophique, le caractère eurocentrique de la vision : une approche strictement visuelle du monde, qui renvoie à la perception philosophique grecque Aristotélicienne, notamment en matière de distinction entre le matériel et l'immatériel, l'animé et l'inanimé, entre le logos et le topos (endroit), donnant à la topologie une signification de l'héritage.

Les conventions de 1972 et de 2003 seraient ainsi des représentations visuelles de ces idées et le programme Mémoire du monde répond à la même logique physique-visuelle. Sur le plan administratif, les trois programmes sont séparés structurellement, éloignés par des écarts terminologiques et compétitifs pour l'accès au budget UNESCO.

S'agissant de la visibilité du Programme « Mémoire du Monde », il a été préconisé de compenser ce déficit par l'accès à la digitalisation et les échanges sur les plateformes en lignes (Facebook,Wikipedia, Twiter), considérant qu'il n'y a plus de monopole des médias, remplacé par les médias sociaux. L'objectif étant d'utiliser et de revitaliser les actifs culturels. Une question essentielle a été posée : la finalité est-elle dans la narration et le sens ou dans les supports et les vecteurs de sens?

B - Dans l'atelier sur « Nouvelles émotions, anciens documents (évènements historiques de taille reconsidérés, histoire des individus sauvés de l'oubli »,l'accent a été mis sur la dimension émotion de la Mémoire du monde. Sur ce point, l'intervenant du Sénégal avait insisté sur l'importance de la Convention de 2003 relative au patrimoine immatériel, pour l'Afrique notamment, en signalant que les détenteurs de savoir ainsi que les langues maternelles qui ne sont pas enseignées sont en train de disparaître.

Un intervenant du Chili avait cité l'exemple de la période de la dictature et tous les documents s'y rapportant (requêtes des tribunaux, témoignages des gens...). Un intervenant des Philippines avait fait état, quant à lui, de la révolution populaire de 1986 et de l'idéalisme qui en est ressorti, celui qui permet aujourd'hui de rassembler et d'éviter de commettre l'irréparable.

La question essentielle du débat était « que faire face à des souvenirs anciens, aux régimes, aux évènements qui n'ont pas été démocratiques ? », sachant par exemple que l'Allemagne de l'Est et de l'Ouest avaient des points du vues différents sur la Nazisme.

Le cas de la Lettonie est présenté quant à lui sous la forme d'une nation non violente, une nation chantante avec une mémoire ouverte. Le crédo de cet atelier était : « il n'y a jamais d'émotion de trop, c'est le pragmatisme qui est parfois dangereux ». Certains intervenants ont considéré que le document n'est que l'attribut d'un lieu (un monument), il n'est jamais détaché d'un contexte.

C- Dans l'Atelier sur « le statut formel du programme « Mémoire du Monde » (document établissant des standards, contributions des Etats membres de l'UNESCO. Contraintes légales », il a été question des instruments juridiques d'ancrage éventuels du Programme « Mémoire du monde ». Celui-ci n'ayant touché, jusque-là, que les professionnels (Archives, Bibliothèques). Il ne s'est pas étendu aux autres sphères, notamment diplomatiques. Les archivistes et les bibliothécaires ne sont pas spécialement portés sur l'histoire et la mémoire. Le Programme « Mémoire du monde » n'a pas de base permanente et cherche un ancrage dans le dispositif des instruments juridiques de l'UNESCO.

Des différentes possibilités, la solution de la « Convention » et de la « Recommandation» avaient été exclues, en raison de leur caractère contraignant et de la nécessité de la ratification. Il restait la solution de la « Déclaration » ou de la « Charte ». Il a été préconisé un plus grand engagement des gouvernements : la démarche pouvant se concevoir, dans une première étape, par une consultation des pays sur l'héritage documentaire (2 à 4 ans) et par une mise en synergie du Programme avec les différents secteurs d'activités de l'UNESC0 (droit de l'homme, sciences et techniques...).

D- Sur le thème « Porteurs de la mémoire, l'histoire oubliée, la mémoire perdue », trois sujets avaient été traités : « Mémoire collective et perception du passé ? modèles universels, expérience particulière », « La mémoire du passé dans le monde contemporain : mémoire en dépit de la destruction; les formes de présentation de la mémoire sociale » et« Les traces tangibles du passé ».

Il a été fait état, d'abord, d'un point de vue de la psychologie clinique, de la conscience dite publique, de la violence de masse et du dialogue, dans la perspective des changements culturels rapides et des nouveaux mondialisés. Il a été souligné que la mémoire protège les individus et les collectivités en dehors des structures de l'Etat, considérant que la mémoire rejette la construction automatique de l'histoire. Il a été suggéré l'ouverture des accès au passé et à ses profondeurs. Le cas de la Chine et de l'Inde étant illustratif, dans le sens où ces deux pays ont un passé et un futur ouverts.

L'objectif de la mémoire étant la mémoire. Même les nazis investissent dans la mémoire (exemple du musée de l'holocauste de Los Angeles). L'histoire n'est pas le dépositaire de la mémoire. Elle peut faire, par exemple, du génocide, un paradigme de la nécessite du sacrifice. Dans la tradition orale, ce risque est amoindrie sinon absent ; l'histoire est racontée et contée oralement (il n'y a ni fiction, ni mise en scène). C'est le charisme de l'orateur, le contenu du message, le rôle du conteur qui sont déterminants. Une différence avec la lecture d'un professeur à l'école. L'école sépare l'effet rationnel de l'effet émotionnel (exemple des scripts médiévaux).

S'agissant de la valeur des documents, la question de la valeur spécifique des archives a été posée (documents strictement professionnels à lister dans des registres). Quelle est la partie de l'archive qu'il faut restaurer (comme les monuments), considérant que les archives sont dispersées un peu partout dans le monde ? Quelle est la part de l'archive publique et de l'archive privée ? « La mémoire est un processus et non un objet ». Les archives ne sont pas fossiles, les registres doivent donc nécessairement être revisités. Le patrimoine documentaire a besoin aujourd'hui d'un héritier qui le cultive. Une appropriation d'une archive par un groupe ne remet pas en cause l'intégrité de cette archive. Il faut attribuer une valeur aux archives et l'archiviste doit être considéré comme un auteur. L'intervenant de l'Inde considérait que « la mémoire n'est pas dans la partition mais dans l'écriture » alors que celui du Sénégal soulignait que « chez les occidentaux c'est l'oubli qui est érigé en vertu, alors que chez les africains c'est le souvenir qui est érigé en vertu ». PourDérida « l'archive est un acte politique. Il n'y a pas de valeur et de sens sans autorité qui donne la signification aux valeurs ».

Dans l'optique politique et mémoire, il s'est posé la question du regard différent porté sur le passé. Dans la sphère occidentale, c'est le futur qui est ouvert. Il y a toujours une version officielle du passé, impulsée par une autorité (politique religieuse...). Comment réaliser la liaison entre l'émotion et la relation au passé. L'héritage oral semble être plus près de l'émotion que l'histoire écrite. Il est demandé à l'Europe de redécouvrir son oralité, c'est-à-dire son histoire perdue. Pour l'intervenant du Mali, « le passé existe indépendamment de l'écriture et de la tradition orale ». Ecriture et tradition orale ne sont que les moyens de transmission. La tradition orale apporte plus d'informations. Pour construire la mémoire collective il faut rassembler les points de vue différents. Par ex. les noms des indésirables (ex. condamnés, déportés, effacés de l'histoire). L'information ne doit pas être fossilisée, il faut dépasser la forme (le grossissement, la rancœur).

E - Sur le thème « La mémoire pour l'avenir », trois sujets avaient été présentés :« La Bibliothèque numérique mondiale », « L'expérience du projet European » et « La jeunesse et le passé : les valeurs et le savoir d'importance pour les générations futures ». Une présentation a été faite de la Bibliothèque numérique (Wold digital library) qui regroupe jusque-là 116 partenaires et 68 pays (site : www.Wol.org), et de la Bibliothèque Europeana, conçue dans une perspective européenne, de consolidation de la cohésion sociale à travers la culture numérique, qui va au-delà de l'information pour naviguer sur les catalogue, en reliant les substances et enfin les sociétés. Les deux programmes, l'un mondial et l'autre européen font partie de deux philosophies différentes. Une question d'importance a été soulevée par les intervenants africains : « Quelle est la part du contenu africain dans la bibliothèque numérique ? ». La réponse était que l'Afrique constituait un chalenge et qu'il fallait développer les partenariats nécessaires. Il est demandé aux pays d'avoir des infrastructures seulement, le reste (équipement, formation) est gratuit. Pour le Programme Europeana, il est suggéré d'investir dans le réseau de la Francophonie numérique (sommet de la Francophonie à Québec avec 16 pays du Maghreb, d'Afrique et d'Europe : axe principal : la presse écrite, les trésors nationaux de chaque pays).

F- L'Atelier « Comment transmettre le passé dans l'avenir ? L'histoire et les nouvelles générations », a traité des problèmes de la jeunesse dans leur relation au passé. Comment enseigner, aujourd'hui, l'histoire aux jeunes dans ce contexte de fracture générationnelle et de mutations rapides ? Les difficultés de la transmission, les sentiments de repli et l'usage d'internet sont paradoxaux. L'enseignement ne répond plus à la quête d'identité. La mémoire est différente de l'histoire. Les œuvres d'art, les découvertes scientifiques parlent mieux aux jeunes. Les jeunes sont cloitrés dans leur quartier et assignés à un lieu d'origine. L'école a l'obligation de devenir un lieu de culture. La question de l'heure, comment transmettre le passé dans le futur et le présent dans l'avenir ? A quoi sert l'histoire ? Est-ce qu'elle fait partie de la culture ? L'histoire est un ensemble de dates et de noms et non une culture. « L'histoire est une culture et non une discipline scientifique ». Une importante tension existe entre l'histoire et la mémoire. La mémoire collective (individus + communautés) mémorise les choses que nous voulons (agréables). L'histoire victimise, elle sert aussi à punir. L'histoire a des aspects arbitraires alors que le musée non, il assure la transmission du passé aux générations futures. L'intervenant de Thaïlande avait déclaré que « la mémoire c'est plus que le document et que les archives ». Il faut inclure dans cette mémoire du monde les sociétés qui ne dépendent pas de la littérature et des archives écrites. Nous savons que chaque nation à un intérêt, mais comment concilier tout cela ?

Comment parler aux jeunes ? Par exemple, les jeunes polonais d'aujourd'hui, n'ont pas de défi contre l'ancien. Le défi c'est la vie dans la société d'aujourd'hui, la démocratie, la multitude des cultures, le dialogue et les technologies modernes.

Conclusion

La rencontre a été clôturée par la lecture d'une déclaration et des recommandations, soumis à l'avis des participants. Au même titre que la liste du patrimoine mondial, le Registre de la mémoire du monde est un label de rappel de la mémoire. Beaucoup de pays ont inscrits sur ce Registre de la Mémoire du monde, des documents d'importance, pour porter à la connaissance de l'humanité de hauts faits des nations ou pour rappeler le souvenir d'un évènement marquant à partager avec le monde. Nous citerons par exemple l'inscription de la Déclaration des droits de l'homme et l'appel du 18 juin 1940 par la France où la Mémoire du canal de Suez par l'Egypte. Nous aurions bien vu l'inscription de la déclaration du 1er novembre 1954 et la lettre historique du Chahid Ahmed Zabana.

*Dr