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Monsieur le Président. Ce sont les hommes qui changent le monde, pas les lois.

par Abdelhak Benelhadj

Le Quotidien d'Oran, samedi 20 février rapporte les propos présidentiels ci-après.

Conformément aux revendications du hirak du 22 février 2019, «nous avons procédé à des changements de textes de lois et des institutions. » (...) et qu'«ainsi, les institutions seront reconnues par tous, personne ne va en douter (...), on a révisé la Constitution dans laquelle on a introduit tout ce qui a été revendiqué par le hirak. »

« Le changement radical ne vient que par des lois et des institutions nouvelles ».

« Je sais et j'entends les critiques des citoyens qui sont de bonne foi à propos des insuffisances d'autorités centrales ou de départements ministériels, j'ai entendu votre appel, dans 48h maximum, il y aura un remaniement du gouvernement. » (...) « Il concernera les secteurs desquels le citoyen et nous-mêmes sentons qu'il y a des insuffisances dans l'exécution de leurs missions, dans le règlement des problèmes des citoyens».

Sans doute, ces propos sont de bonne foi. Mais le président se trompe.

Jamais aucune loi n'a enfanté un développement juste et équitable reconnu comme tel par la nation.

La loi est certes la condition d'existence d'un Etat de droit.

Mais elle peut-être dévoyée en substituant à la rigueur de son exercice une hypertrophie législative rhétorique stérile sans sa raison d'être, l'incarnation de la loi dans le réel.

On peut édifier un Etat de droit en commençant par l'interrogation des lois actuelles dont personne ne songe à évaluer l'application et l'applicabilité.

Ce n'est pas d'un Observatoire de la Société Civile dont l'Algérie a besoin, mais d'un observatoire de l'application des lois déjà votées et des institutions chargées de les mettre en oeuvre, du ministre à l'employé le plus modeste.

Avec des indicateurs simples et stables. Les institutions internationales (de la Banque mondiale à Eurostat) proposent des modèles adaptables à notre réalité sociale et économique.

Au reste, la notion de « société civile » est un artifice lexicologique participant d'une dépolitisation qui ne vise à rien d'autre qu'à éloigner les citoyens de la compréhension de leur état et de la défense de leurs intérêts.

L'obsession du « qui ? » qui cache l'obsession du maroquin et de ses privilèges, empêche de penser et d'imposer le préalable du « pourquoi ? » et plus précisément du « pourquoi faire ? ».

La nation dispose constitutionnellement d'élus qui portent des projets politiques rivaux, en compétition.

Naturellement, la démocratie ne s'épuise pas dans les élections et la vie démocratique ne repose pas dans les urnes. Le citoyen ne se réduit pas à l'électeur, pas plus qu'il ne se réduit au consommateur ou au téléspectateur... les principaux « acteurs » de la société civile abondamment médiatisée aujourd'hui. Pour les éloigner de ce qui les concerne au premier chef.

La noblesse de l'action politique dégénère en bavardages médiatiques, sans qu'aucune médication ne soit apportée aux citoyens. Quelles autres explications donner à la désertion des scrutins par les électeurs ? Ils ne refusent pas d'arbitrer entre les candidats. Ils refusent le vote.

Avant de proposer de nouveaux députés et de nouvelles lois, il faut commencer par faire le bilan de celles qui sont en vigueur, dresser une généalogie de lois opportunistes oubliées, sans décrets et sans suivis. Avant de changer de gouvernement, il faut s'appliquer à satisfaire au principe régulièrement répété par les gouvernants successifs : faire préalablement le bilan des actions menées.

Oui, Monsieur le Président il faut faire rendre des comptes. Parce qu'il faudra rendre justice.

L'inflation législative est le dernier refuge des prestidigitateurs.

Jadis, les empereurs romains offraient au peuple des jeux et du pain. Aujourd'hui, dans tous les pays où prolifèrent les gouvernants inconsistants, on les distrait avec des réformes constitutionnelles à répétition et le vote incessant de nouvelles lois.

Mais dans la réalité de tous les jours les peuples voient que rien ne change.

Un préalable impératif : rétablir l'ordre public.

Cette question n'incombe pas aux seules forces de l'ordre en uniforme. Quand celles-ci interviennent cela signifie que tous les autres garants préalables, de l'école aux régulateurs ordinaires de la civilité et de l'urbanité -y compris politiques-, ont trahi leur mission.

Changer les hommes et changer les lois ne suffisent pas à établir une base solide pour bâtir une politique respectée par les administrés. Le « sang neuf » est un argument de camelot, pas une réponse attendue par un peuple blessé depuis des décennies qu'une pandémie achève d'embastiller.

Pourquoi changer les lois si celles qui ont été votées ne sont pas respectées ?

L'informel a gagné tous les rouages de l'économie et de la société. Qu'il soit une pathologie universelle ne console personne. Cette activité est marginale par sa nature mais pas par son importance quantitative.

Partout, s'étendent les emplois informels, prix informels, activités informelles, transactions en liquide sans factures, administrations informelles... et même des prélèvements obligatoires que l'administration des finances ne peut même plus évaluer alors que les liquidités hors des banques fabriquent une économie dont le gouvernement ignore les contours et sur laquelle il n'a plus prise.

Au vu et su de tous, le change au noir s'étale dans le centre des villes et pèse sur la souveraineté du pays, donnant aux agioteurs un pouvoir considérable sur les institutions légales. Cette spéculation contre l'économie nationale participe de la fuite de précieuses ressources, au moment où la chute des prix des hydrocarbures réduit les excédents commerciaux du pays (en moyenne, 96% des exportations, 43% des recettes fiscales et 21% du PIB).

C'est ainsi que s'organise la fuite des capitaux, produits du détournement des biens publics.

Et dire que l'on parle de l'« informel » comme s'il s'agissait d'un partenaire que des technocrates « pragmatiques » et cyniques songent à légaliser et même à lui ouvrir les capitaux d'entreprises publiques (déclarées en faillites après qu'on les ait convenablement délabrées), oubliant qu'il s'agit d'activités délinquantes qui violent les lois de la République, qui détruisent les bases de la sociabilité, des institutions et de l'économie.

Le « marché » informel déplace les richesses. Il n'en produit pas. Il engendre l'inégalité, l'insécurité et les mauvaises habitudes difficiles à extirper.

Ce parasite ne possède aucune valeur heuristique que lui prêtent les cyniques d'un Etat défaillant qui renoncer à se placer à la hauteur de sa charge.

L'informel échappe à la loi, échappe à l'impôt et échappe à votre gouvernement de la nation.

Le tolérer, ne pas y mettre un terme, c'est en être complice.

Pourquoi chercher de nouvelles ressources naturelles à exploiter, de nouvelles dettes à contracter, de nouveaux budgets à réduire, des prestations sociales à étrangler, de nouvelles « réformes structurelles » à mettre en oeuvre ?

Les liquidités débordent sur les marchés parallèles, le produit de la spoliation de l'économie nationale. Les transactions de la main à la main par sacs entiers de papiers font valser les prix des logements, des voitures, des quincailleries technologiques venues d'ailleurs et érodent le pouvoir d'achat des ménages. Des milliards de dinars détournés se déversent « librement » en toute impunité dans les rouages ubérisés du bazar qu'est devenue l'économie algérienne, que certains songent à bancariser pour les emprunter. Qui consentirait à ce que l'Etat algérien demande crédit à ses voleurs l'argent dont ils l'ont dépouillé ? Voire de leurs céder ce qui reste des entreprises publiques payées avec le produit de leur larcin ?

Tout est là sous nos yeux, sous vos yeux.

Ne manque que la volonté d'hommes debout qui n'ont pas oublié la chaîne de fidélités grâce à laquelle ils doivent la dignité d'être là où ils sont.

Les nouveaux maîtres libéraux de la France, prompts à célébrer les souvenirs illustres de la monarchie, cachent à leurs concitoyens que c'est l'équité fiscale qui est à l'origine de la Révolution française. La « nuit du 04 août » est arrivée trop tard. La Bastille était déjà prise.

J.-L. Mélenchon, descendant de Maximilien Robespierre, n'avait pas tort de proclamer que « ceux qui volent le fisc trahissent la nation. » (Marseille, D. 27 août 2017).

Ni de la comptabilité, ni de l'informatique, l'impôt relève d'abord de l'ordre politique.

En sorte que c'est moins dans les Assemblées mais sur le terrain que les Algériens veulent voir l'Etat et son gouvernement à l'oeuvre. Au cours de la décennie 1980 des apprentis sorciers et des marchands de dévotion low cost ont abusé de la bonne foi du peuple là où l'Etat a déserté ses responsabilités. Comme d'habitude, l'histoire fait payer chèrement ses leçons. A chaque génération amnésique la sienne.

De la démocratie informelle.

On en est toujours là. Après une période de vacuité qui a duré plus de quatre décennies.

Le hirak en a été l'expression parfaitement compréhensible, mais pas la solution.

Il ne suffit pas de manifester et de s'indigner pour substituer à une défaillance, à un informel politique, économique et institutionnel, un Etat démocratiquement et économiquement crédible. La démocratie est un processus, pas un état.

Comme le mouvement des Gilets Jaunes en France et d'autres mouvements similaires ailleurs dans le monde, il ne s'agit de rien d'autre que d'une jacquerie de plus. Soutenable, défendable, mais politiquement stérile.

En dehors de slogans universellement acceptables, il n'y a ni programmes, ni projets, ni moyens réels et vraisemblables pour sortir de l'inacceptable situation dans laquelle se trouve le pays.

A la place, l'agitation vaine des idées et des mots. Pendant que, dans la foule, parmi les brebis paisibles et sincères, que de loups, que de requins, que de chacals tarifés attendant le moment propice pour précipiter le pays dans une nouvelle tragédie au nom de la liberté, de la République et de la démocratie.

Un million qui défile et 43 millions qui observent et comptent les coups.

Pour initier un nouvel ordre politique, être « contre » ne suffit pas. L'Algérie a besoin d'un « POUR ». Pire : manifester un « contre » sans projet ni alternative, c'est se fourvoyer dans le chaos, l'anomie et mettre le pays à la portée des fauves qui rôdent à ses frontières et risquer de le jeter dans de nouveaux désordres.

C'est ce qui distingue les révoltes des révolutions. Une foule d'un peuple.

« Pour un gouvernement civil et non un gouvernement militaire » est une devise de boy-scout. Toute la planète sait, sauf les potaches, que le civil et le militaire sont indissociables et inextricablement amalgamés, aussi bien politiquement qu'économiquement. Le mot du président ex-général Eisenhower sur le « système » (encore un autre, infiniment plus puissant) militaro-industriel n'a pas pris une ride depuis plus de 60 ans.

Dès 2011, sous les couleurs du Printemps, dans la foulée des confusions tunisiennes, Egyptiennes, syriennes et libyennes étendues au Sahel après 2013, la guerre a ouvert des succursales sur les rives sud et est de la Méditerranée. Elle menace de s'étendre chez nous.

Hélas ! Notre politique étrangère est aussi illisible et approximative que notre politique économique.

Notre perte d'influence au Maghreb, dans le monde arabe, en Afrique et dans ce que fut le tiers-monde désole ceux qui ont de la mémoire et qui savent la valeur, pour notre sécurité et notre développement, de la construction d'un réseau de solidarités mondialisé.

Cela ne relève ni d'un romantisme désuet ou utopique ni d'une nostalgie décrépite. L'Algérie fait face à une menace multiforme, organisée, planifiée par des adversaires puissants, rusés et revanchards. Même son histoire est devenu un autre territoire de la guerre. Ignorons, par charité, les nigauds qui tentent d'effacer treize siècles d'histoire.

Ses richesses naturelles et humaines, sa position géostratégique entre Afrique et Europe fait d'elle une proie de première grandeur. Similaire à celle des pays martyrisés du Proche Orient à cheval entre plusieurs continents et plusieurs mers et océans. L'Algérie n'a ni de temps à perdre ni d'illusions à entretenir. Le paysage géopolitique mondial de 2021 n'a que peu à voir avec celui des années 1970. Les moyens, les rapports de forces ont changé, mais le jeu, les joueurs et les enjeux sont toujours les mêmes.

Une politique économique cohérente articulant de manière complémentaire industrie et agriculture, avec une planification rigoureuse des infrastructures dans les domaines essentiels Si l'on ne soustrait pas la santé, l'éducation, la sécurité publique, les réseaux de transport, l'énergie, la protection de l'environnement, la solidarité intergénérationnelle (dans l'espace et le temps) au désordre marchand, aucune stabilité sociale n'est concevable.

Une stratégie anticipatrice, programmatique, articulant initiatives publiques et privées autour de projets innovants compatibles avec nos besoins et nos moyens. La mobilisation des compétences disponibles devra bien naturellement en endiguer le dévoiement et la dispersion, en particulier vers l'étranger. L'investissement dans la formation a tant coûté au pays. Comment l'Algérie peut-elle consentir à cette perte de substance essentielle ? N'en a-t-elle pas assez perdu ? Alors qu'elle compte près d'un tiers de jeunes au chômage.

L'observation et l'évaluation doivent accompagner toute action de manière étroite et rigoureuse. Les résultats de ces évaluations menées par des institutions indépendantes devront être exposées régulièrement à la nation de manière contradictoire.

Et surtout une répartition équitable des contraintes et des bienfaits. Car, c'est au fond cela que les Algériens n'ont jamais supporté depuis plus de 2000 ans.

De la confiance.

Aucune action ne devra être menée hors de la loi.

Et, à chaque échéance législative, la loi devra être interrogée de manière critique sur sa pertinence, sur son opportunité et sur les objectifs qui lui ont été assignés.

Avant juillet 2005, l'Algérie possédait un forum de qualité, croisant les différents segments de la société et de l'économie et où se restituait à échéances régulières un état exact et rigoureux du pays. L'institution que présidait le regretté Mohamed-Salah Mentouri a été détruite, pour laisser place à un ersatz de think tank à géométrie variable et une théorie de conseillers informels. Que d'années perdues !

De toute éternité politique, plus que la légalité des gouvernants, c'est leur légitimité qui fait question, c'est-à-dire en fait leur capacité à inspirer ce sentiment ineffable, insaisissable et pourtant fondamental qu'est la confiance.

C'est ce pacte qui fonde et consolide le lien entre gouvernants et gouvernés, par-delà les mandatures et les échéances électorales.

Lorsque présidents et ministres se soignent et éduquent leurs enfants à l'étranger pendant que les Algériens sont clôturés dans une insécurité sociale, sanitaire et économique, ce pacte de confiance est rompu.

Nos traditions séculaires sont claires : il est facile de rompre les pactes, mais il est très difficile de les rétablir. Et certes, la confiance ne se décrète pas.

La loi n'en est que l'expression. Elle ne saurait s'y substituer.

L'Algérie dispose des lois et des institutions nécessaires à son administration, aussi perfectibles soient-elles et elles devront l'être après qu'elles aient été mises à l'épreuve des faits et de leur raison d'être.

Répétons-le, ce n'est pas elles qui font défaut, mais ceux qui sont sensés les faire respecter.

L'Algérie est aujourd'hui menacée en sa sécurité, en sa prospérité et en sa cohésion nationale.

Le peuple algérien n'est plus en attente de joutes oratoires mais de la restauration de sa dignité, de son prestige et du respect de lui-même et de ses dirigeants.

Mettre bout à bout de manière ordonnée une réponse rapide et pérenne aux besoins du quotidien avec le respect des principes fondateurs de la République, son histoire et son lendemain.

Tout le reste en découle.

Sans ces préalables élémentaires dont chaque citoyen pourra en mesurer la réalisation concrète, aucune Assemblée, aucun député, aucune loi ne suffirait à donner à l'Algérie les ressorts nécessaires à la paix, à la prospérité et à son avenir qui est d'abord celui de ses enfants.