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«Changer les régimes» ou «obliger les régimes au changement» ?

par Hacène Merani*

Dans tous les pays de notre région, ou presque, des soulèvements populaires, plus ou moins forts, se déclenchent ici ou là. Ils visent souvent le changement radical des régimes en place. Régimes, jugés, le plus souvent à raison, anachroniques, incapables, corrompus et despotiques. Les derniers mouvements de ce genre sont ceux qui, à partir de décembre 2010 en Tunisie, ont secoué plusieurs de ces pays, avec des résultats, certes différents d'un pays à un autre, mais qui, d'une manière générale, n'ont non seulement pas abouti à la chute des régimes mais qui ont aussi et surtout conduit à des désorganisations et des situations, comme en Syrie, en Libye, au Yémen..., largement plus dramatiques que celles qui prévalaient avant les soulèvements populaires. Ce constat, que beaucoup partageraient probablement avec nous, ne nous interpelle-t-il pas à nous poser la question sur l'efficacité de cette stratégie « spontanée » qui est celle d'exiger le changement total et instantané des régimes ? Stratégie, qui s'avère, à la fois, non seulement irréalisable mais également catastrophique pour nos pays ? A partir de là donc, la question que je propose modestement de poser ici est la suivante : ne serait-il pas plus pertinent et plus sage d'envisager le remplacement de cette revendication qui consiste à exiger le « départ » des régimes par celle qui viserait d'« obliger les régimes au changement » tant la réalisation de la première, comme nous l'avons rappelé et tel que nous le constatons, semble à la fois irréalisable et surtout largement contre-productive pour nos peuples qui aspirent à un changement devenu, certes, une nécessité historique, mais non spontanément réalisable. Mais proposer cela nous interpelle logiquement à son tour à répondre aux deux questions suivantes : 1- Pourquoi la stratégie de « changement instantanée des régimes » est très difficile à réaliser et même dangereuse ? et, 2- En quoi consiste précisément cette revendication d'« obliger les régimes au changement » ?

Pourquoi est-il devenu difficile et même dangereux de viser le changement total et immédiat des régimes en place ?

Il est, en effet, désormais claire que, dans l'état actuel des choses, changer complètement un régime politique et y mettre en place un nouveau dans notre région, même suite à un soulèvement populaire important, est un exercice non seulement quasi-impossible mais aussi extrêmement périlleux. Il faut être plus que têtu pour ne pas le reconnaître. Les exemples n'en manquent vraiment plus. Pourquoi en est-il ainsi ? A mon humble avis, la difficulté de changer nos régimes politiques de façon totale et instantanée peut s'expliquer par deux facteurs essentiels qui se combinent et se complètent. L'un est d'ordre interne et l'autre d'ordre externe.

Ainsi, au niveau interne, et quoi qu'en pensent les uns ou les autres, il ne me semble aucunement erroné de dire que l'instauration des régimes politiques de notre région, au lendemain des indépendances, n'a pas été, loin de là, un simple fait du hasard ou le résultat d'un détournement opéré par des groupes assoiffés de pouvoir. Cette explication est certes tentante mais elle me semble tout de même aussi subjective que simpliste. En effet, il faut reconnaitre que l'instauration de ces régimes, malgré tout ce que l'on peut dire à leur égard, a bel et bien reflété une situation historique avec toutes ses caractéristiques : sociales, économiques, culturelles et politiques tant internes qu'externes. Et en dépit des comportements de plus en plus néfastes des groupes au pouvoir, notamment ces dernières décennies, l'installation en soi de ces régimes a répondu à beaucoup des aspirations des peuples de notre région suite à une longue nuit de domination, de discrimination, d'exploitation et d'humiliation étrangères. Et même si on peut être d'accord sur le fait qu'une bonne partie de leur base sociale est de plus en plus constituée d'opportunistes de tous bords qui ne s'intéressent qu'à leurs intérêts de façon égoïste et même, parfois, abjecte, au détriments de ceux du pays, les régime en place ont encore des soutiens sociaux. Et on a toutes les raisons de croire que cela durera tant qu'aucune alternative sérieuse n'est pas en vue ou non saisie comme telle par une bonne partie des peuples concernés. Certes, il est tout à fait permis de penser que beaucoup de nos compatriotes, y compris dans les groupes au pouvoir lui-même, sont pour un changement plus ou moins radical. Mais il me parait tout autant permis de croire qu'une bonne partie d'entre eux se transforme en soutien du régime en place dès que son existence est menacée par un mouvement qui serait perçu, à tort ou à raison, plus porteur d'anarchie et de chaos que d'une alternative réelle et une réponse appropriée aux aspirations populaires les plus légitimes. Ce qui s'est passé et se passe encore dans certains pays, cités ci-haut, n'a fait que renforcer ce phénomène.

Et si nous ajoutons à cela la résistance des groupes hostiles au changement faisant partie du régime ou de ses supports, qui utilisent les forts moyens dont ils disposent par rapport à leurs adversaires protestataires, nous comprendrons mieux pourquoi ces régimes deviennent plus résistants encore alors qu'ils semblaient, pour certains, sur le point de tomber à la première secousse. La résistance est d'autant plus payante qu'en face d'eux leurs adversaires sont plus divisés sur tous les sujets et à tous les niveaux, plus désorganisés et souvent inconscients des réels enjeux et du rapport de forces qui caractérise la situation qui prévaut. Même s'ils sont, certes, plus nombreux, plus mécontents et très déterminés. D'ailleurs, beaucoup de protestataires eux-mêmes changent de camp en cours de route dès qu'ils sentent que les évènements commencent à aller dans un sens voulu par leurs adversaires parmi les protestataires eux-mêmes et deviennent pour la continuation du régime alors qu'ils étaient ses plus farouches ennemis appelant à sa « chute ».

Mais la résistance des régimes et les conséquences néfastes qui résultent de l'adoption par ses adversaires d'une stratégie qui vise leur chute brusque et totale sont, nous l'avons dit, non seulement le résultat d'un facteur interne ci-haut brièvement mentionné, elles sont aussi le résultat d'un facteur externe non moins important et décisif. En effet, dans une situation de plus en plus mondialisée et qui, sur certains plans, l'a, d'ailleurs, presque toujours été, il est extrêmement naïf de ne pas considérer les différents pays comme faisant partie d'un même système où les relations de domination et d'hégémonie sont, quoi qu'en dise, la règle. Même si, sur le plan juridique, tous les pays sont indépendants les uns des autres. D'ailleurs des penseurs et sociologues, comme Norbert Elias, s'étonnent que certains de leurs confrères ne prennent pas l'étude de ces relations comme constituant une même « configuration » ou un même « système » où les « interdépendances » sont identiques à celles existant entre les groupes sociaux d'une même société. La situation est d'autant plus sérieuse que ce système « international » est hiérarchisé où les pays puissants sont très, voire trop, intéressés par tout ce qui se passe dans les pays faibles, c'est-à-dire nos pays et ce, pour des raisons à la fois économiques, culturelles, politiques, militaires, sécuritaires, etc. Et c'est pour cela qu'ils sont donc prêts à tout faire, absolument tout, pour pérenniser la situation qui leur est la plus avantageuse, pour maintenir nos Etats dans la situation de dépendance et de diriger les évènements éventuellement de façon à éterniser cette situation.

Cela nous permet de comprendre pourquoi les puissances étrangères, en tant que systèmes agissants, ne ménagent aucun effort non seulement pour s'opposer, plus moins sournoisement, à toutes les tentatives, d'où qu'elles viennent, qui risqueraient de changer le statu quo qui leur est favorable. A partir de là, elles n'ont jamais hésité et n'hésiteront probablement jamais à exploiter davantage les situations de déstabilisation de nos régimes pour renforcer leur position lors des marchandages et chantages éventuels face à ces mêmes régimes, devenus encore plus faibles. Cela se fait, bien sûr, au détriment des intérêts de nos peuples. Plus que cela, elles n'ont jamais hésité et n'hésiteront certainement jamais de s'impliquer, plus ou moins directement, dans ces conflits non pour les résoudre ou même aider à les résoudre mais pour en tirer le maximum de profits quelles que soient les conséquences sur la situation de nos pays. Ce sont les lois implacables des relations internationales et de la domination. Encore une fois, l'exemple de la Syrie, de l'Irak, de la Libye, du Yémen...et même de la Tunisie, où la situation ne diffère un peu que parce que, du moins en partie, les puissances ont été surprises par les évènements, sont encore là pour nous épargner tout effort de démonstration.

En quoi consiste la stratégie d'« obliger les régimes au changement » ?

C'est à partir de là que la proposition de remplacer la revendication visant la chute des régimes par celle qui viserait à les obliger au changement souhaité prendrait, à mon avis, un sens. Mais en quoi cela consisterait-il exactement ? Il s'agit tout simplement, pour les forces qui aspirent au changement, de saisir les « brèches », plus ou moins grandes, créées par les mouvements contestataires populaires, telle que celle que le « hirak » a réellement créée et que nous sommes malheureusement en train de gaspiller comme toujours, pour forcer les pouvoirs à répondre aux aspirations les plus légitimes des populations en s'engageant de façon directe et forte et en jouant le rôle acteurs actifs dans le processus de changement souhaité et non celui de spectateurs ou d'éternels contestataires donnant ainsi la chance à tous ceux dont les intérêts ne sont pas ceux de la majorité du peuple non seulement de récupérer leur forces mais aussi de tirer le maximum de profit de la nouvelle situation.

Mais comment « forcer les régimes au changement » ? Encore une fois, il ne s'agit nullement ici non plus d'inventer mais tout simplement de mieux regarder la situation, en tirer les conclusions qui s'imposent et proposer consciemment les moyens de le réaliser. Pour ma part, je dirais qu'il s'agit de s'impliquer massivement dans la vie associative, syndicale et politique. De mieux s'organiser en créant de vrais partis structurés et indépendants et de vraies associations organisées et indépendantes et appeler le plus grand nombre de citoyens et surtout les jeunes à s'y impliquer. Cela consiste aussi à créer des structures de formation politique et culturelle et mettre au point des programmes sérieux basés sur des analyses pertinentes de la situation économique, politique, culturelle. Des programmes qui répondent aux aspirations profondes de nos peuples. Autrement dit, former les vrais militants d'aujourd'hui et surtout de demain car la société en a plus que besoin. N'oublions pas, en ce qui concerne notre pays par exemple, que c'est en 1924-26 que le premier parti nationaliste a été fondé, mais c'est en 1954, trente ans après, que le mouvement, qui a abouti à l'indépendance du pays, après plus de sept longues et difficiles années, a vu le jour.

On peur rétorquer que la situation, les conditions et les objectifs ne sont plus les mêmes. Certes, la situation n'est plus la même dans la mesure où le peuple n'a pas affaire à un régime colonial étranger et ce n'est pas d'une lutte violente et encore moins armée que le peuple a besoin. C'est par un engagement total, fort, perpétuel et organisé dans la vie politique et sociale, pour obliger le régime politique à opérer les changements structurels nécessaires dans les domaines politiques, économiques, culturel..., que l'objectif pourrait être atteint. C'est à travers des actes quotidiens et des activités continues, où toute les familles politiques apprennent à vivre ensemble, à chercher les points communs entre elles, sans lesquels aucune démocratie n'est ou ne sera possible et à agir de façon concertée quand cela est nécessaire.

Mais, pourrait-on dire, s'engager dans la vie politique sans faire chuter le régime, ne l'a-t-on pas exercé précédemment sans résultat, car le pouvoir a toujours su retourner cette participation à son avantage et donc à se perpétuer ? A mon avis, cela n'est pas tout-à-fait juste. Car, ce que nous sommes tentés d'appeler une participation n'en a jamais été vraiment une. C'est une « participation » aussi faible, aussi formelle, aussi divisée et donc aussi inefficace que les forces de l'inertie l'avaient souhaitée. C'est d'un engagement fort, de la jeunesse, des femmes et des hommes et de toutes les forces vives qui croient au changement par un mouvement qui prend forme par des actes quotidiens, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Une participation consciente, massive et continue par laquelle la société oblige, certes pacifiquement, mais le plus énergiquement possible, les tenants du pouvoir à ouvrir la voie aux forces de la société pour participer réellement à la vie politique, économique, culturelle...en investissant, s'il le faut, la rue, les places, les partis, les associations, les syndicats, les comités de quartiers...etc., pour réclamer et imposer les réformes nécessaires. Autrement dit, c'est d'un « hirak » sous une autre forme dont nous avons besoin. Un « hirak » qui ne reste pas éternellement au niveau de la rue mais qui s'introduit là où il faut s'introduire, dans la sphère où se forment les politiques et les idées, se préparent les programmes, se forgent les hommes d'Etat et les dirigeants qui mèneront les combats d'aujourd'hui et de demain.

Beaucoup, encore une fois, peuvent nous répondre que cet engagement est porteur d'un risque. Celui d'être récupéré, on l'a dit, par le pouvoir et, indirectement, par les forces étrangères dominantes, à leur profit comme ils ont su toujours le faire. Notre réponse serait la suivante : certes ce risque existe bel est bien. Mais, à notre avis, les risques qui résulteraient de l'effondrement brusque et total du régime ou même de l'adoption de la stratégie qui en fait un objectif sont beaucoup plus grands. Et là nous nous permettons de paraphraser le regretté Slimane Amirat qui disait que si on lui demandait de choisir entre l'Algérie et la démocratie, il choisirait l'Algérie, en disant, pour notre part, que si on nous demandait de choisir entre une situation d'anarchie et de chaos et un pays mal géré, nous choisirions sans hésiter la seconde option. Beaucoup ne seraient certainement pas d'accord avec nous. Soit. Cela ferait partie d'une vie plurielle et démocratique, celle que nous aimerions voire un jour régner dans notre pays, dans nos pays, pour le bien de notre peuple, de nos peuples.

*Université d'Annaba