Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Rendre le parti unique à la société

par Arezki Derguini

Rendre le FLN à la société afin de reprendre l'expérience où elle a été interrompue, afin que le pluripartisme, s'il doit exister, soit le produit d'une différenciation réelle et naturelle de la société et non le produit d'une élite postcoloniale. Je vais présenter ici trois arguments en faveur de cette démarche.

Tout d'abord une question de mémoire. Il n'y a pas de rupture entre la période coloniale et postcoloniale. Il n'y a pas de révolution, il n'y a que des mutations de milieux.          

La mémoire des luttes anticoloniales constitue le fonds de nos mémoires. Celle de la lutte de libération nationale qui a eu tendance à effacer les mémoires de luttes plus anciennes pour mieux s'imposer constitue le centre de cette mémoire. Vouloir l'effacer en renvoyant le parti FLN au musée, comme a essayé de la faire la surenchère nationaliste, est une erreur. Nous devons travailler notre mémoire. La mémoire d'une société est son capital fondamental. Une bonne mémoire est indispensable à la cohésion sociale, à sa performativité. Nous appartenons à un camp dans lequel nous a inscrit l'histoire dont la lutte de libération nationale. La discipline historique sert à corriger la mémoire, à la nettoyer, à nous rendre plus fermes. La mémoire est le sol sur lequel nous nous tenons.

L'unité du civil et du militaire

Ensuite il faut repenser notre différenciation sociale. Empêcher que se forme une discontinuité irréductible. Notre société dont le principe fondamental est l'égale liberté pour tous s'oppose à une différenciation de classes antagonistes qui divise la société en propriétaires du capital et propriétaires de leur seule force de travail. L'individu et le groupe se déterminent mutuellement, l'individu et la propriété privée ne sont pas les fondamentaux de la société, comme dans la « société des individus », disons plutôt purs consommateurs. C'est la prolétarisation et les velléités de différenciation de classes qui ont produit l'individu actuel. Elle correspond à une aliénation de notre individualité.

La différenciation du civil et du militaire, du politique et du militaire, n'ont pas été produites selon les dispositions et les institutions de notre société. La justice n'a pas été produite à sa place, on dit aujourd'hui faussement sous le primat du politique. Le commissaire politique du FLN a été à l'indépendance, avant que ne soient établies les « institutions modernes », le premier a exercé la fonction judiciaire qui fut d'abord une justice de médiation. Dans le modèle antique grec, à suivre le philosophe Platon, qui peut être ici pris comme modèle, la hiérarchie sociale va du paysan au soldat, puis du soldat au magistrat, puis du magistrat au politique, au philosophe suivant ainsi une ligne de différenciation continue. La théorie n'y est point séparée de la pratique, l'expérience est la base du savoir. La politique et l'économie sont des continuations de la guerre par d'autres moyens, des compétitions non violentes, et inversement (Clausewitz). La discontinuité ne l'emporte pas sur la continuité des formes de compétition. L'éducation doit d'abord être militaire, elle initie à obéir puis à commander, elle inculque les fondamentaux des types de compétition. Puis elle instruit de la manière d'en rendre compte et de juger de la réalité globale.

Le savoir vient après le courage et la stratégie. L'image du savant telle que produite par les universités est fausse. Cette image ne raconte pas l'histoire des sciences (Bruno Latour). La stratégie n'a jamais, n'est jamais absente de la science. La métis grecque non plus (Jean Paul Vernant). Un bon savant doit être aussi un bon militaire, discipliné et stratégique. Chez les individus actifs, il n'y a que des individus stratégiques.

Un tel modèle antique d'éducation s'inscrit parfaitement dans la tradition du fellah guerrier. C'est ainsi qu'a procédé la naissance de la Cité. La cité a d'abord été un conglomérat de villages ou de tribus. Le Japon moderne, la ville de Tokyo en donne un exemple récent (Augustin Berque). Nous avons urbanisé en atomisant, tuant l'esprit de groupe. Nous avons voulu construire nos entreprises et institutions sur la base de la vassalité féodale, au lieu de les construire sur nos esprits de corps. La différenciation d'une telle figure ne doit pas conduire à une différenciation antagonique de classes, à la formation de classes irréductibles. Nos règles d'héritage égalitaires, que nous voulons encore plus égalitaires, divisent le capital physique pour éviter une telle formation de classes. À la quatrième génération, il ne reste rien du capital physique de la première. Le modèle occidental y a apporté sa réponse en empêchant la division du capital physique.

Qui par les règles de l'héritage (testament, droit d'aînesse), qui par la régulation des naissances. Aussi considère-t-il qu'il y a là une cause de notre sous-développement. Mais un tel problème a une autre solution plus nette à l'époque des actionnaires, où la propriété est dissociée de la gestion du capital. Nous n'avons pas besoin d'une concentration de la propriété si nous renonçons au primat de l'individu, si nos institutions respectent nos dispositions et esprits de corps et si nous disposons des associations nécessaires pour éviter la dispersion du capital après sa division. Que la propriété soit celle d'un seul ou d'un millier, la différence est dans la manière selon laquelle elle est gérée. Individuellement ou collectivement. L'individu occidental a été suivi de la vassalité, la vassalité est la manière de faire groupe selon la société guerrière qui a présidé à la différenciation de classes antagonistes.

Ensuite il y a un capital qui lorsqu'il est partagé diminue, il en est d'autres qui augmentent. Il en est ainsi du capital physique dans le cas du premier et du capital social et du capital humain dans le second, la confiance sociale et le savoir. La dispersion est donc un problème dans le premier cas, lorsque la compétition entre les individus est illimitée et aspire à la monopolisation. Lorsque des formes d'association n'y apportent pas la solution. Le problème réside donc dans nos associations, nos institutions formelles, et non dans nos règles d'héritage et la démographie. Et ce ne sont pas les capitaux physique et financier qui sont déterminants. Ils sont largement déterminés par le capital social, les formes de coopération sociale qu'il permet, et le capital humain. Le savoir est le fonds véritable du capital physique et financier, il est la décantation de l'accumulation du capital, ce qui reste au fond.

Il nous faut donc reprendre notre différenciation sociale sur la base la plus large et veiller à ce que cette base ne soit pas réduite par une croissance de l'inégalité, ni pervertie pas une formation de classes irréductibles qui conduirait à la guerre civile.

La réalité des élections. En Afrique, la majorité politique est une majorité démographique. La tribu la plus nombreuse emporte les élections

Les gens votent pour leurs proches. Comment peut-il en être autrement. Quel moyen de contrôle autrement peuvent-ils avoir sur leurs « représentants » ? Mais de quelle manière ? Que faut-il entendre par leurs proches ? Proches par les sentiments, les croyances, les parentés, les idées, les intérêts ? Tout cela à la fois. La question est alors de savoir ce qui compte plus que le reste. La proximité ou similitude des intérêts, des croyances, des sentiments ou autre chose encore ? Il faut faire confiance à la différenciation politique de notre société. Les clivages sont ceux que lui impose son expérience. Il faut permettre aux gens de confronter leurs intérêts, leurs croyances ou idées et leurs sentiments, il faut leur permettre de former des collectifs afin qu'une décantation s'opère.

Il faut retourner à une certaine planification, à une planification indicative. La planification et le marché ne s'opposent que si elles n'acceptent pas de compétition ordonnée. Le producteur ne doit pas décider de lui-même ce qu'il faut produire (A. Smith) comme au temps précapitaliste. Il n'a pas les capacités d'être convenablement informé de l'état du monde ni les autres capacités nécessaires pour y faire face. C'est une erreur de penser que le prix est le seul indicateur nécessaire à l'économie. Il faut aussi une information partagée. On ne peut pas produire du blé quand le prix monte, suite à une sous-production qui a précédé une surproduction, et cesser d'en produire quand le prix baisse suite à une surproduction. Comment éviter ces marchés erratiques ? En connaissant les besoins et les capacités de production, la spécialisation qui s'impose. Tout le monde se met à produire du raisin, comme tout le monde s'est mis à produire des cimenteries ou des meuneries, jusqu'à ce qu'apparaissent des surcapacités dont il faut ensuite se débarrasser. Gaspillage de capital, de temps et d'énergie. Les agriculteurs doivent savoir dans quelle production ils sont les plus performants, quels sont leurs concurrents, quel est l'état des demandes et offres locales et mondiales, sont-elles croissantes ou décroissantes, dans quelles proportions. Il faut qu'il y ait centralisation et décentralisation de l'information statistique. L'information doit circuler et être protégée. Elle doit pouvoir relever de différents niveaux, public, semi-public, privé et confidentiel. Les différents niveaux non isolés. L'espionnage industriel chinois n'a pas été l'affaire de l'État seul. L'information doit être vérifiable et partagée pour et par chaque niveau. À l'heure des télécommunications, des Google et Facebook, les étrangers ne doivent pas être mieux informés sur nous-mêmes que nous-mêmes. Ce qui est peut-être toujours le cas.

Du reste à quoi servent les élections ? Les élections permettent à la société de balancer entre un pôle et un autre à l'intérieur d'un système politique donné. C'est pourquoi le bipartisme est souvent la règle de gouvernement. À part les deux partis de gouvernement, les autres servent de critique de la gouvernance des deux partis de pouvoir. Ils n'existent pas pour gouverner. C'est quand il y a crise du système que la société penche pour de nouveaux partis. À partir du moment où le parti communiste a renoncé à sortir du système capitaliste, son rôle n'a plus pesé dans les choix de la société. C'est pourquoi le vote dans une vie politique dominée par le bipartisme a parfois été un vote sanction. Quand les votes sanction se répètent malgré les alternances au pouvoir, c'est le système qui ne satisfait plus la population. C'est la déconfiture des partis dominants et l'émergence de nouveaux partis. Situation à laquelle on assiste aujourd'hui.

La démocratie est le meilleur moyen de se rendre des comptes, d'être comptable de ses choix. La démocratie représentative est de tradition monarchique, elle ne représente pas l'essence de la démocratie. Le savoir y vient du haut et non de l'expérience. Le réel but des élections démocratiques ce n'est pas de choisir des représentants, mais un programme dont elle devra supporter les coûts et engranger les bénéfices. Au fil de l'expérience, les électeurs se rendront compte que la démocratie est le meilleur moyen de se rendre des comptes. Que la lutte des parti(e)s est une lutte des idées, des croyances et des désirs. Elle est le moyen de comparer ce qu'elle a voulu et ce qu'elle a obtenu pour parvenir à ajuster ses moyens et ses fins, ses désirs et ses croyances à la réalité. Le reste est question de procédures. La démocratie représentative occidentale est le moyen des sociétés occidentales de se rendre compte. Il s'agira alors pour la société de découvrir les procédures, les institutions qui lui conviennent le mieux pour ajuster ses moyens et ses fins. La vraie démocratie ne se résume donc pas à choisir des représentants.

Les citoyens n'ont jamais voté pour un parti. On lui a prêté des idéologies ou des comportements tribaux ou régionaux. Il a toujours voté pour des hommes quand ce n'est pas pour les hommes de sa région. Pourquoi les modernistes continuent-ils de dénier une telle réalité ? La fiction des élections a entretenu le multipartisme en Algérie. En Algérie et en Afrique, le vote à la majorité simple ne produit pas une majorité politique, mais une majorité démographique. Aux tribus traditionnelles, se sont substitués des esprits régionaux, des esprits occidentaux et orientaux. Rien de spécifique.

Le vrai parti unique n'est pas celui qu'on croit. Le parti unique qui dirige le pays est celui des services civils du militaire. Le FLN n'a jamais dirigé le pays. Les partis politiques, parti unique ou multipartisme, n'ont constitué qu'un camouflage au vrai parti unique, le parti unique profond. C'est lui qui fabrique l'opinion et gère les partis. Parce que notre rapport au monde est largement resté de l'ordre insurrectionnel. Nous sommes partie prenante des résistants et non des dominants qui établissent des hiérarchies formelles. Remettre la différenciation sur ses rails, c'est repartir de l'unité des fonctions sociales militaires, économiques et politiques. J'ai déjà soutenu ailleurs que la différenciation du politique et du militaire n'a lieu qu'à la suite de la différenciation du militaire et de l'économique (passage en Occident de l'ordre féodal à l'ordre bourgeois). Il ne faut pas renvoyer le parti FLN au musée, mais le rendre à la société. Il ne faut pas séparer les services de sécurité de la société afin qu'elle puisse avoir le contrôle de sa différenciation, de sa différenciation de l'économique du militaire puis de l'économique et du politique. Pourquoi veut-on toujours que la réalité se soumette au monde des idées ? Pourquoi un tel déni de la réalité ?