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Algérie : «Pour enchaîner les peuples, on commence par les endormir»*

par A. Boumezrag**

« Ils peuvent toujours essayer, mais on ne peut enchaîner un peuple qui a décidé d'être libre » Franck Ntsamara

Un historien géographe avait décrit l'Algérie comme un « gros ventre et une petite tête ». Le gros ventre est l'immense poche saharienne. La petite tête est la bande côtière (1200 km) qui donne sur la méditerranée. Avec son ciel bleu immense et ses espaces désertiques infinis, l'Algérie était méconnue jusqu'à ce que surgissent de ce sable stérile le pétrole et le gaz Partant de l'équation, quand vous avez le pouvoir, vous avez l'argent et quand vous avez l'argent, vous gardez le pouvoir, l'élite issue du mouvement de libération nationale a su faire sienne la pensée du chinois Laozi qui disait « pour qu'un Etat soit bien gouverné, il fallait que le peuple ait la tête vide et le ventre plein ». Dans ce sens, le pays a été très bien gouverné de 1962 à nos jours.

Le pouvoir a compris très tôt que le peuple algérien, longtemps sevré, humilié et spolié par la colonisation, a plus besoin de pain que de savoir, de protection que d'émancipation, de pain que de prières, de subventions que de taxes, de distractions que de travail, de revenus que d'emplois, de sommeil que d'activité. « Dormez, dormez braves gens, l'Etat veille sur votre sommeil » leur chuchote-t-on à l'oreille et le peuple de prolonger son sommeil jusqu'à ce que mort s'en suive. C'est là le secret de la longévité du régime politique algérien. Mais cette longévité a un prix ; la dignité d'un peuple et le défaut d'une élite. On ne parle pas avec la bouche pleine. Le verbe « manger » se conjugue en politique à tous les temps à la première personne du singulier. D'où cette injonction populaire majeure et permanente : « Pourquoi ne fais-tu de la politique pour manger comme tout le monde ? ». C'est quoi cette politique du ventre ? C'est une politique dans laquelle le soin à apporter au tube digestif et à l'accumulation des fortunes est primordial. Elle éloigne ses pratiquants de toute conviction, il n'y a que le ventre qui compte. « On marche sur son ventre ». La plupart des Algériens n'aiment pas aller au paradis le ventre creux, ils préfèrent partir à l'enfer le ventre plein pour se nourrir du contenu de leurs entrailles. Le ventre est l'épicentre de tous les courants politiques islamistes ou laïcs qu'ils agissent au nom de la religion, de l'Etat ou des droits de l'homme. Ils sont tous animés par la volonté de faire fortune ou de se remplir le ventre sans investir et sans produire. Cette politique ne s'accommode pas de la présence d'économistes, ceux sont des troubles fêtes, il faut s'en débarrasser on leur préfère de loin les « gargantuas ». L'appétit venant en mangeant et la réussite matérielle en rampant. C'est une politique dans laquelle on accepte toutes les compromissions, pourvu que le ventre soit plein. « Qui rentre fait ventre ».

Qu'importe si plus tard on fera l'objet de chantage. Le chantage est une arme redoutable en politique. Personne ne peut y échapper. Le feu n'épargne que les ventres vides. Faut-il faire la grève du ventre pour s'en prémunir ? Qui en a le désir ? Ou plutôt qui a intérêt ? Evidemment personne : « C'est le ventre qui porte les pieds et non le contraire ». C'est la poche saharienne qui finance la politique du ventre. « Quand le ventre est plein, il demande à la tête de chanter ». Nos ressources vitales viennent du sous-sol saharien. Nous sommes esclaves du marché mondial tant pour les exportations que pour les importations. Sur le littoral et les hauts plateaux, nous ne produisons rien ou presque rien ; par contre nous consommons tout ce que les autres peuples éveillés laborieux produisent avec leurs mains et leur intelligence. Toute notre nourriture provient de l'étranger prêt à être consommée sans fournir aucun effort.

Il suffit d'ouvrir la bouche. Toutes nos maladies rentrent par la bouche. Aucune institution économique, politique, sociale ou religieuse n'est épargnée. De la pratique de cette politique, voulue ou subie, on ne peut sortir que rouillés pour ne pas dire souillés. « Celui qui désire du miel doit supporter la piqure des abeilles ». On prend les hommes par le ventre, on les tient par la barbichette. L'Etat s'est institué propriétaire des gisements pétroliers et gaziers. La richesse matérielle d'un pays est une vertu politique qui permet d'entretenir un réseau clientéliste tant à l'intérieur du pays par le versement de revenus sans contrepartie productive que dans ses relations avec les partenaires étrangers avec la passation des marchés publics à bénéfice privé.

Chaque position hiérarchique implique généralement le contrôle de certaines ressources ; le titulaire d'une fonction publique gère les ressources d'une façon personnalisée. Plus les relations personnelles sont fortes et variées et nombreux sont les privilèges et les passes droits. L'amélioration de la situation sociale au lieu de se faire par une meilleure production se fait par la consolidation de ces communautés d'intérêts. Lorsque de telles relations envahissent l'ensemble des espaces, le pouvoir distributif devient le régulateur exclusif de la société. En Algérie, le pouvoir n'est pas une abstraction, il est avant tout une personne, un groupe ou un clan, d'où la nécessité pour domestiquer cette puissance, d'établir des relations personnelles avec elle. Un réseau pervers qui empêche toute compétence d'émerger et tout investissement productif de se réaliser. C'est le règne de la médiocrité et de l'impunité. L'Etat nation est un marché de dupe passé entre un pouvoir et une nation, à savoir pain contre liberté, sécurité contre obéissance, l'ordre contre l'anarchie, la reconnaissance externe contre la légitimité interne. Le concept de l'Etat providence est un subterfuge commode faisant croire à la population que la providence se trouve au sommet de l'Etat et non dans le sous-sol saharien. Un des critères qui permet de déterminer immédiatement si une nation appartient ou non au tiers monde, c'est la corruption. Partout où les représentants de l'Etat, fonctionnaires ou politiques, du haut en bas de la hiérarchie sont corrompus et où cette pratique est quasiment officielle, nous sommes bien dans un pays du tiers monde. L'appartenance d'un peuple au tiers monde tient avant toute chose à son système politique. Le monde arabe est dominé par les pouvoirs autoritaires ou totalitaires, par des castes politiques qui manipulent les mots et les institutions. C'est pourquoi plus personne ne croit à présent au développement chacun constate quotidiennement la corruption du pouvoir politique. Le pétrole sera le moteur de la corruption dans les affaires et le carburant des violences sociales. Il a l'art de faire la guerre et d'initier la paix. Il est à la fois le feu et l'eau. Il agit tantôt en pyromane, tantôt en pompier. Il est une chose et son contraire ; la richesse et la pauvreté, les deux sont des illusions.

Et comme pour toute illusion, il y a un manipulateur. L'Argent corrompt et le fusil dissuade. Il n'y a point d'Etat en dehors de l'Armée et point d'économie en dehors des hydrocarbures. Face au pacifisme des manifestants, le pouvoir militaire est désarmé.

Face au pillage des ressources naturelles et à l'ampleur des fonds publics dilapidés ou détournés, le peuple prend conscience de la précarité des revenus pétroliers et gaziers et de la corruption du personnel dirigeant à tous les échelons de la hiérarchie. Depuis le 22 février, un vent nouveau souffle sur l'Algérie. Il est frais, doux et paisible annonciateur d'un nouveau monde fait de liberté, de fraternité et de paix entre les peuples. Les peuples sont faits pour se connaître, s'entendre et s'apprécier les uns et les autres. Il est vrai qu'une hirondelle ne fait pas le printemps dans un monde de faucons. « Le monde est gouverné par le diable et nous y sommes enchaînés ». Dieu bat les cartes, et le diable les distribue.

* Jena Paul Mara

**Dr