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Mieux vaut 1 Algérie que 2 Tamazgha

par Abdou Elimam*

La polémique récente née de la contestation de la présence du drapeau « amazigh » dans les cortèges du Hirak indique la nécessité d'un éclairage historique et culturel légitime. En effet, le contexte particulier d'une révolution aux caractéristiques éminemment nationales et démocratiques permet-il d'y intégrer, en catimini, une projection supraterritoriale ? Quand bien même le mythe fondateur de Tamazgha peut s'avérer « mobilisateur », il est, dans la conjoncture actuelle, hors de propos. Sans mentionner sa très faible réception. Il a tout de même le mérite de susciter un débat. Un débat précieux pour éclairer notre présent et notre avenir commun en tant que nation venant au monde.

Ce Hirak rassemble des millions d'Algériens en provenance de toutes les localités, de toutes les traditions linguistiques et culturelles : l'Algérie dans sa pluralité aux fondations millénaires. Ce qui unit tous ces contestataires d'un ordre que l'histoire a définitivement condamné, c'est le passage à une ère nouvelle, à une République démocratique répondant aux exigences contemporaines d'émergence de sujets de droit et de citoyens libres. Là est le signe de la maturité de tout un peuple pluriel dans sa prise de conscience en tant que nation. Ce sont ces catégories sociopolitiques que notre histoire locale est en train de produire. Une histoire faite de luttes diverses pour l'émancipation, nationale d'abord, et démocratique, maintenant. Nous sommes en cours de réinvention de la démocratie sous sa forme nationale. Une démocratie faite d'une algérianité à la fois historique, culturelle et linguistique. C'est dire que ce Hirak n'émerge pas du néant !

Que ces perspectives d'émancipation démocratique et citoyenne viennent renforcer l'espérance culturelle amazighe, n'est que de bon augure. Mais encore faudrait-il que cette notion d'amazighité soit clairement perçue et admise par la communauté nationale. La revendication linguistique que le mouvement issu du « Printemps berbère » a excellemment traduite et fait aboutir en moins de 20 ans est à saluer comme une conquête démocratique historique. Il n'était pas acceptable que les concitoyens aux langues maternelles d'identification berbère (ou tamazight) souffrent de l'exclusion ou de la minoration de leurs langues. Il y avait donc bien un souci de réparation démocratique en l'espèce de la reconnaissance et de la protection des variétés amazighes dans notre pays. Cependant, il est à regretter que la forme de consécration du fait culturel amazigh (par la Constitution de 2008 et révisée par celle de 2016) ait été essentiellement le fait du prince (A. Bouteflika). Il n'y a eu ni débat, ni referendum populaire pour légitimer ce fait. Les conséquences d'une telle légèreté juridique sont à relever dans les comportements quasi xénophobes et exclusifs dont se sont emparé de jeunes compatriotes de zones berbérophones. Elles sont également tangibles dans la surenchère caractérisant la « généralisation-obligation » de l'enseignement de tamazight et sa prise en charge incrédule par le volontarisme autoritariste d'institutions que le Hirak, précisément, rejette ! En effet, le principe démocratique de la liberté d'utiliser sa langue maternelle s'est transformé en son contraire : imposer une langue maternelle à une majorité de locuteurs ayant une autre langue maternelle, qui plus est non reconnue ! Il serait équitable que la langue maternelle de la majorité de la population de ce pays, en l'occurrence la darija (ou maghribi, voire « lissen al gharbi », comme le désignait l'auteur andalou du XIIe siècle, Abu Al Abbas Al Azafi) soit, enfin, reconnue et officialisée. La démocratie linguistique exige que toutes les langues maternelles de la nation aient une reconnaissance et une protection juridique, d'autant plus que cette langue « gharbie » ou « maghribie » nous provient d'un substrat punique incontestable. Nos deux groupes linguistiques natifs (maghribi et tamazight) ont donc des résonances millénaires. Et leurs survivances témoignent d'une longévité que nul discours idéologique obscur ne saurait nier. L'ancêtre de la darija qui était porté et valorisé par la civilisation punique en Afrique du Nord s'écrivait (et se parlait) couramment par Massinissa, notamment. A tel point que l'ancêtre de la darija, le punique, a laissé bien plus de traces archéologiques que les inscriptions en tifinagh. Faits que l'idéologie berbériste contemporaine tente, par tous les moyens, d'occulter. Comment prétendre à la démocratie et relayer des préjugés foncièrement algériphobes de panarabistes de tous bords, afin de tenter de minorer et de dévaloriser la darija ?

Quant à l'histoire, elle contredit la vision d'un uniformisme linguistique en Afrique du Nord. Les traces de diverses langues (et surtout leurs survivances) témoignent d'une région multilingue, même si le punique-maghribi ainsi que le berbère-tamazight sont les langues les plus parlées. Le passage de la préhistoire (non-recensement des événements marquant la vie de sociétés humaines) à l'histoire du nord de l'Afrique s'ouvre sur la présence de deux espaces linguistiques majeurs : le punique et le libyque. Bien entendu, bien d'autres langues étaient présentes sur le territoire, notamment des langues sémitiques attestées telles que l'hébreu ou l'araméen. Le fait que les regards extérieurs d'historiens grecs ou latins, puis arabes, aient caractérisé la population locale de « berbère » (signifiant initialement : «usant de parlers méconnaissables ») ne saurait soutenir l'existence d'une langue unique ! Les populations de cette région du monde parlaient des idiomes que la linguistique identifie à deux groupes essentiellement. Le groupe des langues sémitiques incluant l'hébreu, le punique et l'arabe, entre autres. Le groupe des langues chamito-sémitiques incluant, entre autres, l'égyptien ancien, l'akkadien, le guèze et le berbère.

Tous les historiens s'accordent à reconnaître qu'il n'y a que l'appartenance à un groupe linguistique qui identifie l'amazighité. Les autres critères (ethnotypes, culturels, etc.) indiquent plutôt de grandes différences : comment rapprocher un blond aux yeux bleus de Kabylie d'un noir aux cheveux crépus et à la physionomie subsaharienne ? Il ne reste plus que le rapprochement linguistique, en effet. Mais la réalité sociolinguistique contrarie ces projections idéologiques. On tente bien, de nos jours, d'unifier la langue (après coup !!) en prescrivant une norme dite « tamazight », mais cette dernière est mal acceptée par les locuteurs natifs de Kabylie et d'ailleurs car ils ne s'y reconnaissent pas. La nouvelle norme (produite par des purificateurs linguistiques) parviendra-t-elle à devenir la « fusha » des locuteurs berbérophones ? Seul l'avenir nous le dira, bien que tous ces montages de normalisation linguistique in vitro aient échoués de par le monde.

Tamazgha et son drapeau nous renvoient, par conséquent, à un territoire mythique absorbant l'Algérie avec ses frontières actuelles et projetant notre identification nationale à peine naissante vers un ailleurs sans substance historique avérée. Ceci constitue, à n'en point douter, une aventure que ni le Hirak ni l'entité juridico-politique qu'est l'Etat algérien ne sont prêts à épouser.

Personnellement, je continue de défendre la démocratie linguistique et la promotion de tamazight tout en poursuivant mon combat démocratique et national pour la reconnaissance de la darija-maghribi. Je demeure persuadé que l'officialisation des langues maternelles algériennes (et maghrébines, certes) est la seule garantie d'une stabilisation culturelle et linguistique qui nous évitera, dans le futur, des fuites en avant sans lendemains. Cela étant dit, le débat est ouvert et les preuves historiques et archéologiques (sérieuses) sont à attendre pour plus de clarté et d'engagement patriotique.

*Dr d'Etat, linguiste, auteur de «Le maghribi, alias ed-darija»