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Appropriation de l'espace public et citoyenneté : un lien indissociable

par Mohamed Mebtoul*

L'appropriation de l'espace public par les manifestants est une dimension essentielle dans la construction de la citoyenneté entendue comme une lutte pour la reconnaissance sociale et politique des personnes qui arrachent le droit de s'insurger et de revendiquer de façon autonome pour construire autrement le politique (Mebtoul, 2018). La citoyenneté ne sort pas du néant. Pour reprendre la formule de Simone de Beauvoir, à propos des femmes, on ne nait pas citoyenne ou citoyen, on le devient à force de combativité dans un ordre social et politique producteur d'assujettissement et de non-citoyenneté, à la quête de sujets dépendants et obéissants, restant à la merci de tout pouvoir d'ordre.

S'affirmer politiquement dans l'espace public

Dans la société algérienne insuffisamment constituée de contre-pouvoirs crédibles, organisés et autonomes à l'égard du pouvoir, l'appropriation active de l'espace public représente une possibilité qui permet - à force d'abnégation, de ténacité et de mobilisation sur une longue durée des manifestants - l'émergence de la citoyenneté. Celle-ci, loin d'être un statut octroyé par un pouvoir ou toute autre institution, s'impose d'abord par la mis en œuvre de pratiques sociales autonomes des manifestants. Ce sont des façons de faire des personnes qui ont la volonté de s'affirmer politiquement, les conduisant à intégrer des collectifs motivés par une solidarité irréprochable. L'appropriation de l'espace public, loin de se limiter à une marche banale, se construit dans la reconnaissance mutuelle entre les manifestants, à partir de revendications politiques portées sur l'espace public. Le slogan « dégage système », du fait même de sa généralité, a été déterminant dans l'engagement des personnes à adhérer à l'action collective. Il est essentiel de mettre en exergue le fait « qu'il n'y a de citoyenneté qu'active associant les deux pôles du rapport à soi (ce que la tradition antique appelait la « vertu » du citoyen, ce que Gunsteren appelle sa « compétence ») et du rapport aux autres (coopération, reconnaissance, solidarité) » (Balibar, 2011). Ces pratiques sociales se déploient dans un espace public caractérisé comme un lieu de confrontation politique qui peut prendre des formes pacifiques et violentes, entre d'une part, le pouvoir qui ne cesse de l'encadrer, de le contrôler, d'user de tous les moyens appartenant à la collectivité (argent, medias, forces de police, etc.) pour reproduire son autorité de fait et d'autre part, les tentatives d'appropriation des manifestants qui s'opposent frontalement au système politique actuel, dont il est difficile d'occulter son histoire dominée par la force, la production de la stagnation collective, la ruse et les manipulations, lui permettant d'avoir la mainmise sur l'espace public depuis 57 ans.

L'espace public : un lieu de confrontation

Il importe de décrire les violences physiques et symboliques au cœur de l'affrontement pouvoir-manifestants, pour mieux comprendre les enjeux décisifs qui se cristallisent dans cette opposition de plus en plus visible et tendue, se cristallisant dans ce double terme : appropriation-interdiction de l'espace public. Ce n'est pas un hasard si c'est à la Grande Poste d'Alger, « édifice néomauresque emblématique de la capitale, que la foule entonne La Casa del Mouradia, Hymne de contestation dès le vendredi 22 février, date de la première marche pacifique contre le régime» (Correia, 2019). Il va devenir le lieu le plus prisé des manifestants d'Alger. Il a permis la constitution de collectifs diversifiés, engagés quotidiennement dans des débats publics sur les évènements politiques actuels. La liberté de parole des manifestants, à l'origine de leur ingéniosité à produire de la dérision politique qui a une longue tradition en Algérie, depuis les blagues sur l'ancien président Chadli, durant les années 1980. L'élaboration de slogans profondément novateurs, leur visibilité sociale dans le monde, leur impact profond dans la société, ne pouvaient que fragiliser le pouvoir. L'appropriation de l'espace public par les manifestants, a été essentielle dans la prise de conscience de leur force collective.

Dans son ouvrage, « Nature du totalitarisme », Hannah Arendt (1990) met en évidence « cette dualité de l'être humain comme indifférent de tous les autres dans la vie privée et comme citoyen égal à tous les autres dans la vie publique » (cité par Rousseau, 2019). Dès lors, La Grande Poste mais aussi d'autres espaces publics « habités » temporairement par les marcheurs, vont apparaître comme des lieux dangereux pour le pouvoir qui va progressivement « s'installer » dans l'affolement depuis au moins trois semaines ; d'où la tentative autoritaire pour maîtriser les zones d'incertitude (multiplication de barrages pour interdire la libre circulation des personnes vivant en Algérie, répression, humiliations multiples, fouilles systématiques, arrestations, etc.). Le régime politique autoritaire, fonctionnant en surplomb de la société, n'a jamais accepté ce qu'il a toujours appelé de façon arrogante « l'anarchie », « les fauteurs de troubles », « les complots », lui préférant des termes qui évoquent l'ordre, la sécurité, la stabilité, pour nier toute dynamique conflictuelle pourtant centrale dans une optique de changement social et politique. Ce que les acteurs institutionnels nomment fièrement la stabilité de la société algérienne, est une construction idéologique qui permet de cacher les tensions, les conflits permanents au quotidien dans les différents espaces sociaux (Mebtoul, 2008).

Il ne pouvait pas supporter ce souffle relationnel puissant, joyeux au cœur du mouvement social. Pour ce faire, le pouvoir local n'hésite pas faire valoir « subitement » des risques d'un écroulement des escaliers de la Grande Poste. Cet espace public est donc repris brutalement aux manifestants. Les forces antiémeutes munies de casques, de boucliers et de gourdins, encerclent l'enceinte de la Grande-Poste. Le forcing du pouvoir se manifeste dès lors par la fermeture de certains espaces publics importants. Ils sont en effet des lieux caractérisés par la domination des différents pouvoirs qui se sont succédé en Algérie depuis la colonisation. Le centre de la ville n'est pas un espace neutre. Il a toujours été approprié par les dominants (Tunnel de la faculté d'Alger, la Grande Poste, le palais du gouvernement, la présidence El Mouradia, etc.), éjectant à la marge « les classes dangereuses » et en particulier les zawali, les jeunes des quartiers stigmatisés qui ont su donner avec courage le ton de la contestation politique dans l'espace public.

Le refus politique de la citoyenneté

Observons les multiples violences au quotidien qui prennent corps dans l'espace public au cours des marches du mardi et du vendredi. Des étudiants ont été au cours de leur marche du mardi dernier, frappés violemment par la police. On peut rappeler l'image sociale dévoilant un étudiant dont la gorge a été brutalement prise d'assaut par le policier. Le refus politique de la citoyenneté s'exprime par la limitation du déplacement des manifestants, se voyant refoulés comme des moins que rien dans leur ville d'origine, le contrôle et le retrait par la force de tout objet étiqueté arbitrairement de « suspect » par le pouvoir ne supportant plus sa remise en question de façon civique, pacifique et libre : drapeau, pancartes mentionnant des slogans originaux qui décodent de façon acerbe les discours du pouvoir, les arrestations brutales et illégales des manifestants (plus d'une centaine selon la ligue des droits de l'homme d'Alger), les laissant croupir de façon inhumaine pendant des heures dans des commissariats. Ces violences qu'il importe de mettre constamment en lumière prouvent que le pouvoir est loin d'avoir abdiqué face au mouvement social. Il lui semble donc important de produire de la tension dans l'espace public pour s'opposer à l'émergence de la citoyenneté, enjeu central aujourd'hui, devant permettre au mouvement social de devenir une force collective organisée, et non pas fuir dans une sorte de représentation tronquée, artificielle, rapide et incertaine du mouvement social, privilégiant l'électeur au détriment du citoyen (Rousseau, 2019). C'est précisément dans l'appropriation active et continue de l'espace public, que les manifestants (es) peuvent arracher en priorité les libertés publiques et individuelles, indissociables d'un régime de citoyenneté.

*Sociologue

Références bibliographiques

Arrendt Annah, 1990, Nature du totalitarisme, Paris, Payot.

Balibar Etienne, 2011, Citoyen Sujet et autres essais d'anthropologie philosophique, Paris, PUF.

Correia Michaël, 2019, « Une longue tradition de contestation. En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019.

Mebtoul M., 2018, ALGERIE. La citoyenneté impossible ? Alger, Koukou.

Mebtoul Mohamed, 2008, Une vie quotidienne sous tension, Oran, GRAS.

Rousseau Dominique, 2019, « Rénover la démocratie », Revue des Sciences Humaines, n°24, mai-juin, 8-11.