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«Le char de l'etat... navigue sur un volcan»(1)

par A. Boumezrag*

En Algérie, l'Etat prend corps à partir de l'armée et non d'une bourgeoisie ou de la classe ouvrière ; il s'impose à la société. Autrement dit l'Etat s'appuie sur l'armée ; l'armée se fonde sur la rente pétrolière. La pensée d'un Etat fort a été pensée et s'est réalisé dans le contexte des revenus pétroliers. Avant la formation de l'Etat, les revenus pétroliers étaient présents dans la pensée de l'Etat, dans la tête de ceux qui pensent être l'Etat. Parvenue au nom de l'indépendance et du développement, cette classe-Etat se transforme en classe dominante qui conçoit la rente comme un instrument d'une « modernisation de l'Etat sans mobilisation de la nation ». C'est pourquoi l'armée s'imposera comme la seule force capable de construire l'Etat et de mettre en œuvre une politique ambitieuse de développement. De plus, l'Etat tend à s'autonomiser par rapport à la société du fait de ses revenus pétroliers. Sa richesse provenant d'un transfert de l'extérieur fait l'objet d'une demande de redistribution qu'il ne peut maîtriser d'où le recours à l'endettement pour combler une réduction des recettes pétrolières. La question est de savoir si le pétrole et le gaz vont donner à l'armée les moyens de réaliser le rêve d'une société militarisée sans conflits, ni lutte de classe prospère et indépendante. Force nous est de constater que ce rêve ne s'est pas accompli durant ces cinquante années d'indépendance. Les réalités d'aujourd'hui nous interpellent. C'est en tant que bourgeoisie étatique que cette couche réalise son enrichissement collectif, il y a une stratégie de classe dans l'enrichissement mais une technique individuelle dans l'accumulation. Il est dans l'intérêt de cette couche que chacun de ses membres puisse saisir les largesses financières de l'Etat afin que tous soient solidaires voire complices de ces pratiques.

Du fait de la régression économique, le dirigisme étatique et autoritaire tourne à vide. Le gouvernement actuel n'est pas un gouvernement fort mais un gouvernement riche grâce à la manne pétrolière et gazière. Il s'agit d'un gouvernement qui dispose sans contrôle populaire du droit de répartition de cette richesse et dont il se sert pour compenser les alliés politiques ou solliciter des appuis. Ce dirigisme étatique et autoritaire débouche forcément sur la corruption et le népotisme du fait des besoins de consommation de la classe dirigeante et de l'absence d'un frein moral ou idéologique. Cette situation accroît les inégalités sociales et creuse l'écart entre les villes et les campagnes. D'autant qu'en milieu urbain, la démagogie politique satisfait les besoins de la population par des mesures distributives et non productives. Le recours à la démagogie apparaît d'autant plus facile que les individus s'identifient à la personnalité du dirigeant du moment en raison de leur faible attachement à certaines formes d'institutions de la vie politique. Il ne faut pas non plus confondre un gouvernement fort d'un appui populaire et pouvant prendre et faire accepter des mesures impopulaires avec un gouvernement dont le pouvoir de contrôle s'étend de «l'assiette» au «beurre».

En effet, lorsque dans un pays pauvre, le style de vie d'une infime partie de la population est incompatible avec le niveau de développement et les ressources du pays. Cette disparité peut susciter une grave tension politique et économique, ruiner le consensus social de base nécessaire à l'application des politiques de développement cohérentes et efficaces. Car les jeunes qui forment la majorité de la population n'acceptent plus docilement l'idée qu'ils doivent se résigner indéfiniment à leurs souffrances, à leurs misères, à leur désarroi. L'apparition de la pauvreté et l'aggravation des inégalités sociales mettent le pays dans une situation économique, sociale et politique de plus en plus explosive. Les troubles sont inévitables parce que les dirigeants ultra égoïstes ont déjà préparé le terrain. Ils ont engendré de telles inégalités et creusé davantage le fossé qui sépare les nantis des démunis que les catastrophes qui s'annoncent ne peuvent être évitées. Pour la majorité des Algériens, l'avenir prend généralement la forme d'un appartement dans un immeuble collectif. Neuf algériens sur dix ne peuvent satisfaire leurs besoins essentiels en nourriture, habillement, santé et logement malgré le boom pétrolier que connaît le pays. Dans la conjoncture actuelle, l'équilibre de l'économie algérienne dont la base matérielle est faible dépendra de plus en plus de la possibilité de relever la productivité du travail dans la sphère de production. Cette possibilité est cependant freinée par des formes d'organisation économiques et sociales que la classe au pouvoir a mis en place à des fins de contrôle politique et social ; si bien que l'équilibre effectif sera rétabli soit par un nouveau recours à la rente soit par une détérioration des conditions d'existence accompagnée d'un changement dans les alliances de classes. Aujourd'hui, rien ne permet de conclure à un véritable changement dans les orientations politiques et économiques globales. Pour ce faire, il faut avoir en tête que depuis des siècles, la société algérienne s'est organisée selon une forme patriarcale. Le territoire était soumis à l'autorité suprême : le père. L'image du père : autorité, rigueur, fermeté.Elle cristallise ses envies, ses craintes et ses aspirations sous l'autorité d'un chef unique. Il faut dire que le patriarcat n'est pas fondé sur le mode de relations horizontales c'est-à-dire sur la base de relations contractuelles dont démocratiques mais plutôt sur des relations verticales c'est-à-dire de subordination pure et simple. Le régime militaire issu du Coup d'Etat du 19 juin 1965, loin de rompre avec cette conception, se présentait comme le garant le plus efficace de l'unité nationale, de la consolidation de l'Etat, et du développement économique et social du pays. Sa conception hiérarchique s'accordait parfaitement avec le modèle de l'Etat totalitaire. En cumulant les techniques d'encadrement du Parti Unique et de la discipline des armées, l'Etat militaire devient l'Etat militant. Cet Etat qui veut tout faire, tout entreprendre, tient à tout diriger, à tout imposer d'en haut ; tout doit passer par l'Etat, tout doit converger vers lui, tous doivent agir avec lui et sous son contrôle. La construction d'un Etat «un et indivisible» permet de justifier les méthodes les plus autoritaires. Cela ne date pas d'aujourd'hui, cela remonte loin dans l'histoire. La formation sociale algérienne est tributaire d'un double passé (immédiat et lointain) : Le vieux passé précolonial secrété à travers des siècles par la société algérienne elle-même, encore qu'elle ait subi des influences extérieures avant la pénétration française ; Le passé colonial imposé à l'Algérie pendant toute la période de domination soit 132 ans de colonisation. Ces deux passés ne s'excluent pas, ils coexistent dans le présent. Pour entrer dans la cité, il faut sortir de la tribu. En effet, on ne peut pas avoir à la fois les pieds au XXIème siècle, et l'esprit au moyen âge. On entre dans une classe ou on en sort en fonction des intérêts qu'on recherche ou qu'on défend. Par contre, on naît dans une famille, un clan, une tribu ou une région. Il faut reconnaître que la colonisation française a tout fait pour anéantir ce qui s'apparente de près ou de loin à la tradition et à la religion sans pour cela permettre aux autochtones donc aux indigènes l'accès aux bienfaits de la modernité, de la démocratie et du développement. Mais vouloir incriminer la colonisation seule dans la décadence de cette société est un subterfuge commode et usé.

D'autant plus que cinquante ans d'indépendance ont mis à nu l'incapacité des habitants de ce pays à se doter d'un Etat souverain et démocratique. Un regard attentif sur les problèmes sociaux, politiques et économiques dans lesquels il se débat, suffit pour se convaincre de la justesse de cette hypothèse. En effet, « Nous n'avons pas d'Etat. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d'Etat, c'est la raison des bureaux. On nous dit qu'elle est auguste. En fait, elle permet à l'administration de cacher ses fautes et de les aggraver » pour reprendre Anatole France (1844-1924). D'une manière générale, les hommes ont l'Etat qu'ils méritent. Dans un pays évolué, économiquement développé, socialement épanoui, ou les citoyens « libérés de la peur et de la tyrannie » participent légalement et individuellement à leur destin collectif, l'Etat correspond à leur état, à leur degré d'évolution physique et mentale. L'Etat en tant que tel n'est jamais responsable de l'organisation collective, de ses pouvoirs de gestion ou de discipline mais bien des hommes qui l'ont conduit là où il est, qui le fabriquent, le consolident ou l'affaiblissent, le supportent ou le condamnent. Bref, l'Etat vaut ce que valent les citoyens. Si l'Etat est apparemment immoral dans son action, c'est-à-dire dans ses lois, dans ses règlements et dans les fins qu'il poursuit, c'est que les hommes, initiateurs de ces lois et responsables de leur application ont projetés leur propre égoïsme, leur appétit de puissance et leurs propres faiblesses. La fonction essentielle de l'Etat ne réside pas toujours dans la gestion des rapports de distribution mais dans l'organisation des rapports de production. Pour se maintenir au pouvoir, la couche sociale dominante ne peut que reproduire sous une forme répétitive sa propre structure.

C'est pourquoi, elle est devenue l'obstacle principal du développement et de la démocratie. Dans une société où les êtres humains fabriquent eux même leurs frontières où on n'apprend pas à aller au-delà de ces limites. Le changement est nécessaire, naturel parce que pour tout rapport il faut déterminer qui est le plus fort. En Algérie, la rupture se passe dans la douleur et dans l'incertitude. C'est une rupture qui se fait de façon radicale ente le monde de contrôle de l'énergie et le monde de libération de l'énergie. La spécificité de la société algérienne est qu'elle ne permet pas aux forces de s'auto-transformer, de s'autoréguler, de s'accroître. Le pouvoir a investi dans la création de tout ce qui soutenait la nécessité d'obéir. L'Etat est devenu promoteur d'une culture d'obéissance. L'économie algérienne est basée sur le monopole de la décision par un petit nombre de personnes. Ce groupe passe dans tous les domaines, à travers tous les secteurs et à tous les niveaux des contrats d'importation, d'exportation et de financement avec le complexe occidental. Ce type d'économie rentière est contre le développement d'une société civile autonome en dehors de l'Etat. Il fallait empêcher son émergence pour permettre à cette couche de garder le pouvoir et donc le monopole de la décision. Les forces du changement ne viennent pas de l'intérieur du système car elles sont gelées, bloquées, liquidées par la faute du pétrole et de l'armée (la carotte et le bâton). Quel que soit le gaspillage des ressources qu'entraîne le populisme, quel que soit ses conséquences désastreuses sur la liberté, la dignité et le bonheur de l'homme, il permet surtout de contenter un petit nombre de dirigeants en concentrant les décisions entre les mains de quelques « décideurs » situés au sommet de la pyramide. Ce qui a permis à cette« bourgeoisie » d'Etat. de s'enrichir facilement et rapidement sans pour autant entraîner un processus de développement et de démocratisation de la société dont elle est issue et devant laquelle elle est redevable.

(1) Citation d'Henri MONNIER.

*Docteur