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Chaînes de fer, cadenas et ordre immoral

par Mohamed Mebtoul

Nous sommes contraints de revisiter de façon rigoureuse les mots utilisés souvent par habitude, dogmatisme ou certitude, pour tenter de donner du sens au fonctionnement quotidien des institutions politiques, économiques ou éducatives, qui se sont greffées de façon constante dans la société par la force au détriment du droit.

Faire usage des chaines de fer et des cadenas, montre à l'évidence que tout est possible quand les rapports de pouvoir fonctionnent à l'autoritarisme, à l'allégeance et à la dépendance, sacrifiant tous les principes émis antérieurement, de façon tautologique, sur « l'institution » parlementaire, censée pourtant être défendue et protégée contre toute intrusion externe par les députés.

Le délitement des « institutions »

L'accaparement violent de l'Université ou de l'Assemblée « Populaire » par les députés de la majorité ou certains étudiants, montre que les catégories d'institution et de droit perdent toute consistance, toute rigueur pour comprendre leur fonctionnement. Elles s'interdisent de décrire puissamment leur délitement et leur anomie. Une institution émerge et s'impose sur la scène sociale par la prégnance de normes politiques ou professionnelles socialement reconnues, permettant à ses acteurs sociaux respectifs ou groupes intermédiaires, de s'inscrire de façon autonome dans une dynamique de la négociation, dans le but de renforcer l'espace professionnel. Force est d'observer que « l'institution » en question est de l'ordre du mythe. Son contenu, ses normes, ses principes sont l'objet d'une logique d'inversion, de retournement de sens, où la force, la violence et l'imposition par le haut des responsables, sur une base clientéliste, vont profondément marquer son fonctionnement, dénaturant de façon visible et constante son mode de régulation en refoulant ses objectifs explicites. La fermeture de l'enceinte de l'université, représente pour les étudiants, non pas un mode de contestation sociale pour améliorer la qualité de l'enseignement, mais pour crier leurs frustrations à l'égard des notes obtenues, leur interdisant de « fermer » l'année. Cette expression « fermer l'année », est « pertinente » aux yeux des étudiants. Il ne s'agit pas d'arracher le savoir qui est de l'ordre de l'ouverture, de la remise en question, de la critique, mais d'obtenir sans difficultés, les différents modules.

Le populisme initié par les pouvoirs, imprègne fortement les pratiques des étudiants. Dès lors, la transmission et la production de savoirs deviennent résiduelles, à la marge, dans une université constamment bafouée, enfermée dans ses codes strictement administratifs, laissant peu de place au débat contradictoire. L'important est d'accéder coûte que coûte à la paix sociale exigée par les pouvoirs publics.

L'Assemblée « Populaire » Nationale est aussi une fabrication de l'Etat-pouvoir, fonctionnant, non pas comme une « institution élective » qui objective de façon offensive et libre les problèmes des différentes populations, mais au contraire comme un espace qui s'est constitué par la cooptation, la mise en exergue du régionalisme politique, la violence de l'argent, dans le but de contribuer activement et de façon constante à la reproduction à l'identique, des différents régimes politiques qui se sont succédé depuis l'indépendance.

Un ordre immoral

Les « institutions » fonctionnent en permanence, que ce soit de façon cachée ou visible, par des coups de force qui se transforment en «normes pratiques », ou « arts faire » (De Certeau, 1991), dans le but de fragiliser ou d'exclure leurs adversaires respectifs. La corruption ne recouvre pas uniquement une dimension financière, même si elle est importante, mais elle peut être aussi d'ordre idéologique, dans le sens d'une fidélité à toute épreuve à l'égard de celui qui a permis leur ascension sociopolitique vertigineuse, dans une logique de don et de contre-don : donner, recevoir et rendre, selon le sociologue Marcel Mauss (1923 ; 2012).

L'usage des chaines de fer et des cadenas par les députés de la majorité, traduit d'une part, toute la latitude laissée aux députés de la majorité, pour fermer une « institution », la brutaliser de façon arbitraire, violente et anarchique, (l'anarchie est bel et bien produite par le haut !), remplaçant les serrures des portes, renvoyant le personnel administratif, dans le seul but d'obéir, même de façon très indigne à leurs mentors.

Mais cette indignité est vitale et impérative, dans le but de rester dans le giron du pouvoir d'ordre qui fonctionne, lui, dans l'invisibilité la plus totale.          

D'autre part, la violence matérialisée par la mobilisation des objets techniques toujours « parlants », devenant des actants (chaîne en fer, cadenas, etc.) pour reprendre l'expression des sociologues de la traduction (Callon, Latour, 2006), donne tout son sens à la prégnance d'un ordre immoral. Il est caractérisé par des pratiques sociales et politiques peu vertueuses, inciviques, irrespectueuses de toute règle sociale élémentaire, marquées en permanence par des coups de force incessants qui se normalisent dans un système sociopolitique producteur de non citoyenneté.

Le vivre ensemble suppose la confiance entre les membres de la société. Ce qui est loin d'être le cas.

Des exemples : Dès réception d'un logement, le réflexe immédiat des personnes est de se barricader face à la peur de l'Autre, par l'acquisition des portes et des fenêtres en fer.

Le bâton du gardien de voitures s'inscrit dans une logique de violence. Celle-ci peut être lue par l'usage des objets techniques : les chaines de fer, les cadenas, les serrures à changer, les portes en fer, le gourdin, l'épée, etc. Mais la violence que l'on observe quotidiennement doit nécessairement être mise en perspective en référence à la prégnance de l'ordre sociopolitique immoral qui s'ancre profondément dans la vie quotidienne des personnes.

Il est en grande partie à l'origine de l'enfermement des personnes aussi bien dans les espaces dits publics que privés.           La mort sociale de la ville à partir de 20 heures, renforce le retrait et la défiance des personnes.

Les relations sociales sont souvent fragiles ou de l'ordre d'un pragmatisme calculé (« j'aurai peut-être besoin de lui. Sait-on jamais par ces temps d'incertitude »). Le vœu pieux « de vivre en semble » perd toute sa richesse humaine dans un ordre sociopolitique se constituant de façon dominante dans l'immoralité, les ruses, une jalousie profondément enfouie (« hasd »), faisant en sorte de sous-estimer en permanence l'Autre, la violence de l'argent, le conformisme social, les contournements multiples pour se positionner favorablement dans la société, sans aucun effort, et le déferlement de l'informel.

Autant d'éléments profonds, incrustés dans le système social venant le nourrir inlassablement, à la défaveur, bien-entendu, de l'intérêt général.

L'ordre immoral balaie d'un trait de main le romantisme juridique devenant une façade que les différents pouvoirs construisent ou déconstruisent de façon très artificielle, fausse, mensongère, dans le seul souci de se maintenir au pouvoir. Il semble donc important d'élucider de façon critique et rigoureuse les mots usités (institution, citoyen, droit, violence, etc.) en fouinant de façon fine dans la réalité sociale, seule à même, de nous indiquer le véritable sens des termes mobilisés de façon trop spontanée dans la vie quotidienne.

Références bibliographiques

Callon M., Latour B., 2006, Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, Presses des mines.

De Certeau M., 1990, L'invention du quotidien, Arts de faire, Paris, Gallimard.

Mauss M. 2012, Essai sur le don (réédition), Paris, PUF.