Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le musée dans l'imaginaire du monde arabo-musulman

par Réda Brixi

Il y a d'abord cet anthropomorphisme niché au fin fond du subconscient de la pensée musulmane. Ce n'ai qu'au fil du temps, face à la modernité et un grain «d'ijtihad» que l'image s'est altérée du moins qu'on peut. Au Maghreb, elle s'est glissée sous l'héritage de l'image coloniale. Elle a commencé avec les statues romaines d'Apollon, du torse de la Vénus de Cherchell, le torse de Jupiter au musée de Sétif, Septime Sévère et Neptune au site de Djamila, etc. Au site de Djamila, le conservateur est obligé lors de la visite des scolaires de mettre un voile sur le nu des statues ou statuettes, me confie-t-il.

-Par la force des choses et des remarques désobligeantes et pour éviter de faux débats, j'ai choisi cette méthode de camouflage pour ne plus heurter les bigots.

-Mais vous n'êtes que le reflet de l'histoire ancienne, qu'ils soient romains, phéniciens ou numides, le regard est tout autre que pornographique.

-Oui, il y a toujours des «savants» qui compliquent la situation. Ils te sortent à tout bout de champs une «aya» chapitre du Coran, etc. Et pour surseoir à tout malentendu, le voile cache tout.

-N'empêche que c'est une question qui doit être évacuée de la pensée musulmane avec la question de la photo, des «selfies» sont actuellement en vogue en plein pèlerinage, etc.

Au début de la naissance des musées au Koweït, la question fut brûlante, alors ils se sont contentés de la grosse batterie des tableaux de Picasso, de Goya, etc. Et, petit à petit, sous le problème identitaire, le musée a repris ses droits. Il s'est posé au nouveau Louvre d'Abu-Dhabi, mais les concepteurs français ont vite tranché la question de la tolérance et de l'ouverture du monde. En Turquie, le célèbre Mustapha Kemal a transgressé la question et a été plus loin pour admettre le chapeau à la mosquée et le port de la casquette avec visière. Habib Bourguiba s'est attaqué au plus dur du pilier de l'Islam, à savoir que les travailleurs de la pénibilité peuvent passer outre du carême. L'actuel président Habib Es-Sebssi s'est penché sur l'égalité des droits d'héritage. Comme quoi tout n'est pas figé et qu'avec l'Ijtihad tout peut être considéré, de même que les intérêts bancaires. Le professeur Mohamed Arkoun en professait un bout dans cette optique.

Le passé en ses murs publics ou privés

La présence de l'histoire dans les musées et les intérieurs arabes ou turcs n'est pas moins riche. L'intervention coloniale a mis de l'ordre dans l'ordonnancement de la muséographie. La tradition, puis la formation des imaginaires nationaux ou régionaux (tel le panarabisme) ont été des vecteurs privilégiés. La vie rurale égyptienne a été recréée au musée agricole du Caire par des muséologues hongrois, tandis que les fresques historiques de propagande militaire qui inondent l'Afrique et le Moyen-Orient depuis les années 1990, sont l'œuvre d'artistes nord-coréens passés maîtres dans ce genre pictural.

Ces scénographies historiques étaient auparavant l'apanage des musées de cire, tôt introduits au Moyen-Orient. L'effigie d'Atatürk à son bureau sous la protection d'une cage de verre, pieusement admirée par les visiteurs du mausolée d'Ankara, impressionne particulièrement.

De l'errance des bédouins à l'ancrage de la maison en dur

Quand les Arabes ont commencé à construire des maisons, ils ont voulu conserver le ciel qu'ils avaient connu au-dessus de leurs tentes. Ainsi, la coupole n'est-elle qu'un transfert du ciel. Les petites lanternes qui y sont suspendues scintillent comme les étoiles. La forme octogonale de la coupole, une façon d'accentuer la correspondance entre ciel et terre. Le ciel est déplacé à l'intérieur de la maison, un ciel symbolique dans l'espace intérieur. Dans ce rapport, il y a quelque chose de spirituel. Le rôle de la coupole du Souf n'a pas le même sens. Il est d'ordre climatique.

Le commerce avec l'histoire, au sens le plus noble du mot, n'est pas seulement affaire d'endoctrinement ou de marchandisation ; des idéaux s'y incarnent. Le Cheikh Zayed d'Abu-Dhabi, en érigeant son musée avant l'incursion du musée du Louvre ou le musée des Sables dont l'ouverture s'annonce en cette année (septembre 2017 avec un retard de plus d'une année) est une conception purement émiratie. Le Cheikh avait le souci identitaire guidé essentiellement par l'idéal traditionnel. Au Centre du Cheikh Zayed sept axes majeurs rayonnent :

-Vie et époque du Cheikh Zayed

-La fauconnerie et la protection des espèces

-L'environnement naturel

-Les hommes et le patrimoine

-Histoire de la société

-Sciences et éducation

-Foi et Islam (Défense de la valeur islamique-tolérance religieuse)

Cheikh Zayed Ben Sultan (1918-2004)

Cheikh Zayed, fondateur des Emirats arabes unis, était gouverneur de cette région et avait découvert dans ce secteur, au cours de ses promenades quotidiennes à cheval, un lieu mystérieux peuplé de ruines. Etant informé des fouilles menées à l'époque par une équipe d'archéologues danois dans le djebel Hafit, il invita deux de ses membres à venir étudier le site en 1962. On pense actuellement que le site archéologique de Hili peut être rattaché à une civilisation plus vaste du djebel Hafit, qui aurait connu son apogée il y a environ 5.000 ans. Des tablettes d'argile de cette période provenant des sites mésopotamiens font référence à un commerce florissant du cuivre. Les tablettes évoquent des textes cunéiformes sumériens datant d'environ 2300 Av J.-C. Le fait que Cheikh Zayed, à la tête de l'Emirat d'Abu-Dhabi en août 1966, ait songé à créer un musée archéologique et anthropologique dans son pays dès le début de son règne, déclarant qu'un tel projet culturel était une priorité sociale et un impératif de développement pour sa nation, est un témoignage capital de la vision d'envergure d'un leader historique qui a su clairement anticiper l'avenir du pays sans être ébloui par la richesse du pétrole.

Le Louvre d'Abu-Dhabi : un nouveau musée universel ?

Fondé en mars 2007 par la signature d'un accord intergouvernemental liant la France et les Emirats arabes unis, le Louvre d'Abu-Dhabi se conçoit en écho à la fondation du Louvre, comme premier musée universel dans le monde arabe.

Ce geste culturel et diplomatique fort appelé à interroger la notion même d'universalisme, héritière de l'esprit des Lumières qui avait présidé à la création du Muséum central au Louvre, mais aussi considéré par certains comme teintée d'un occidentalisme conquérant.

La volonté de créer un Louvre à Abu-Dhabi étant venue des Emirats eux-mêmes, sa naissance permet une analyse nouvelle. Issu de la réflexion initiée lors de la journée d'études organisée au musée du Louvre en 2011 dans l'auditorium, le projet a pris corps pour un idéal commun de rapprochement. Il faut rappeler que la création d'une section de la Sorbonne avait tracé sa piste.

Musée à vocation universelle dont les prêts seront établis pour une durée de trente années (3.000 œuvres) pour un coût de 400 millions d' euros. Une agence France-Muséum conditionne les grandes lignes.

Une partie de l'opinion publique et quelques intellectuels français se sont questionnés sur l'aspect mercantile de l'opération. L'accord enfreint-il l'éthique de la profession ? Commercialisation des œuvres du patrimoine ? Commercialisation du vocable même du Louvre ?

Le Louvre avait besoin pour relancer sa succursale à Lens et renflouer son budget malgré ses 10 millions d'entrées annuelles. La mondialisation de l'art a suivi l'économie et les finances. Pour Abu-Dhabi c'était l'ouverture vers le monde et le renforcement de la cohésion du pouvoir qui comptaient. Comme quoi l'argent n'a pas d'odeur ni pour le négoce des armes ou de l'art.

- Muséologue

- Ex directeur du musée de Tlemcen

- Ex directeur du musée national Maiti

- Auteur de l'écomusée en Algérie