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Inquiétudes

par M. Saadoune

Le carnage commis contre la rédaction de Charlie Hebdo suscite la révulsion de tous. A juste titre. Condamner cette expédition meurtrière et refuser absolument l'idée qu'elle puisse «venger» en quelque manière que ce soit le prophète est la première chose à affirmer et à répéter aussi souvent que nécessaire. S'inquiéter de voir les mécaniques de la haine, en marche en Europe, s'amplifier après ce carnage est aussi un thème légitime. Mais notre culture nous a appris que les mots que l'on prononce ne peuvent être séparés du contexte et ne doivent jamais l'être.

Ce n'est donc pas le moment de débattre des idées ou des choix éditoriaux de Charlie Hebdo. A moins de souligner, avec force, qu'aucune de ces idées, qu'aucune caricature, qu'aucun choix éditorial ne justifie la violence, le sang, le carnage. On a entendu les tueurs clamer qu'ils ont «vengé le prophète». En réalité, ils ont produit la plus hideuse et la plus violente des caricatures de la religion musulmane. Aucune des caricatures qui ont suscité la colère dans le monde musulman ne peut égaler celle qui s'est exprimée dans la violence la plus insensée dans l'attaque contre le journal satirique parisien. Comme à chaque fois que des tarés commettent des actes violents, les musulmans de France se retrouvent, malgré eux, mis à l'index, sommés, non pas de condamner mais de s'excuser, d'assumer une «responsabilité» présumée...

L'amalgame fonctionnait déjà à plein rendement à propos de faits qui se déroulent au loin, il ne peut que s'exacerber à la suite d'un attentat sanglant à Paris. Or, en France comme dans toute l'Europe - les manifestations anti-islam en Allemagne sont éloquentes -, l'islamophobie connaît une courbe dangereusement ascendante. Le racisme le plus débridé exprimé par un écrivain passe pour pure littérature, dans le pays de Céline et de Bagatelle pour un massacre ! Des appels à déporter des musulmans sont banalisés. C'est donc dans un contexte des plus troublé que survient ce bain de sang qui - c'est une certitude - va servir la propagande de haine. Une propagande qui n'est plus le fait de la seule extrême-droite. Certains ont parlé d'un 11 septembre français.

Encore une fois, les mots ne sont pas neutres. Le 11 septembre 2001, à la suite d'un acte terroriste commis à New York, les Etats-Unis se sont engagés dans des guerres absurdes qui ont fabriqué, peu à peu, des réactions monstrueuses. La guerre contre l'Irak a été d'une grande sauvagerie et elle n'obéissait à aucune rationalité impériale. C'était une guerre inutile, une « vengeance» qu'on a décidé de prendre car l'Afghanistan n'était pas jugé suffisant. C'était, disent certains analystes, la première guerre de la mondialisation. Elle a fabriqué, sous de fausses preuves, une menace mondialisée, elle a fini, à force de persévérance dans la violence, par la rendre réelle.

En France, comme en Europe, il est difficile de ne pas observer depuis des années une fabrication médiatique et systématique de l'islamophobie qui n'a fait que prendre de l'ampleur au fil de l'aggravation de la crise économique et sociale. En France, l'Union syndicale Solidaires a annoncé, dans un communiqué de dénonciation du carnage, qu'elle «s'opposera aujourd'hui comme hier à toute stigmatisation qui pourrait résulter d'une volonté politique d'assimiler des personnes au nom de leur culture ou de leur religion à cet acte atroce». Peut-on espérer que cette vision lucide l'emportera contre ceux qui se mettent, déjà, dans la posture des néoconservateurs américains après le 11 septembre ? La réponse à cette question décisive n'est pas encore discernable. Mais l'inquiétude est de mise.