Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le décompte, sur les doigts de deux mains

par Kamel Daoud

Au final ? Il va partir dans quelques jours. C'est la fin d'une époque et d'un long règne. Comparé à la décennie de la guerre, la suivante aura les apparences de la paix. On a déposé les armes, mais on a aussi baissé les bras. Sauf que trois mandats ont accouché d'un autre peuple que le FIS, un peu cupide, obèse à cause de l'oisiveté, gâté, difficile, injuste, violent et angoissé dans les entrailles et sans autre but que l'assouvissement, demandant toujours plus au nom de l'émeute et du pétrole. Sur le plan politique, on retiendra au bilan cette étrange mise sous vide de la nation : émergence d'une classe de hauts fonctionnaires serviles, égoïstes, sans sens de l'Etat, rusés souvent, régionalistes ou peureux et angoissés par la perspective de la disgrâce. Paralysie du multipartisme déjà boiteux, destruction du leadership, corruption des sens et des âmes. Pas de quoi fonder un Etat qui survivra à l'ENTV. Au plan international ? La neutralité a payé et le non alignement passif a fini par avoir les apparences d'une doctrine de la prudence et de la clairvoyance. Par défaut s'entend. Au plan de l'économie : trop d'argent, pas d'idées et des gros ventres. Une autoroute, quelques contrats, la naissance d'une classe moyenne basse encore frileuse. On laissera aux spécialistes de chaque église le soin de tirer l'addition. Mais dans l'ensemble, ce fut un règne étrange, flou, slalomant entre l'astrologie, les pronostics, les rumeurs de décès et les images de vie. Bouteflika est le dernier épisode de l'angoisse du Libérateur qui a survécu au martyre de ses frères : une génération qui n'a pas su partir à temps, qui a peur du néant et de la fin de l'histoire, qui se croit investie d'une mission divine et de sécurité du territoire, veilleur du premier pays qu'on n'a jamais eu depuis mille ans et qui en fera une colonie cependant. Une génération sans issue, au sens le plus profond du mot.

Du coup, l'Algérie revient la singularité du coin « arabe » du monde : sous les regards, le pays va choisir de devenir ou de revenir. Le suivant de Bouteflika aura la tâche lourde de sauver un système, un pays et en refaisant les deux. Bouteflika ne laisse pas trop de choix au suivant et lui laisse une addition lourde, des dossiers, un peuple d'inassouvis, coupeur de routes qui ne veut plus travailler, de mauvais cadres, une administration lente et démodée et tueuse d'initiative et des interrogations sur les mêmes choix qu'en 62. Sans parler d'une justice encore plus triste et injuste, d'un patronat vassalisé, une perte de confiance profonde comme seul lien social. Bouteflika partira dans quelques jours, mais la facture de son règne sera longue à payer. L'Algérie, étrangement, était moins disloquée, moins défaite, moins corrompue, moins atteinte lors de la guerre des années 90 qu'après la paix des années 2000.