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«Les vieux fous» de Mathieu Belezi : Pour en finir avec «les aspects positifs» de la colonisation

par Kamel Behidji

«Le repentir est un jugement que l'on porte sur soi-même» Ménandre

Allez, Peuples ! Em-parez-vous de cette terre. Prenez là. A qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-la. Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes; croissez, cultivez, colonisez, multipliez». Cet hommage frénétique à l'expansion capitaliste par la colonisation, extrait du discours de Victor Hugo à l'occasion d'un banquet commémoratif de l'abolition de l'esclavage (sic), continue de résonner dans l'esprit de la grande majorité des personnalités politiques et littéraires qui comptent aujourd'hui en France. Cette majorité qui fait mine d'ignorer les ravages multiples et incommensurables de l'aventure coloniale C'est donc contre la folie meurtrière de la colonisation et cette amnésie volontaire de l'intelligentsia française qui constitue la trame essentielle du dernier roman de Mathieu Belezi «Les vieux fous» (Flammarion 2011).

LA MISE Â NU DE LA COLONISATION

Cette fresque littéraire à mi-chemin entre les œuvres historiques classiques comme «Les Martyrs» de Chateaubriand ou «Les Chouans» de Balzac et les romans historiques modernes comme «Aguirre la colère de Dieu» de Gaspar de Carvajal, «Little Big Man» de Thomas Berger ou «Apocalypse Now» de Joseph Conrad, raconte, à travers la vie et la mort d'Albert Vandel, un personnage mi-homme mi-démon, capitaine sanguinaire de la conquête, colon latifundiaire et terroriste jusqu'au-boutiste de l'OAS, toute la tragédie de l'aventure coloniale française en Algérie. Véritable mise à nu de la colonisation, le roman de Mathieu Belezi est un réquisitoire implacable de cette période noire de l'histoire de la présence française en Algérie. Comme le soulignera avec une gêne perceptible un critique littéraire : «C'est toute l'histoire de l'Algérie française, de la conquête aux déchirements de la fratricide guerre d'indépendance, qui se déroule dans ce roman de plus de quatre cents pages, richement documenté et nourri de références» (Dominique Baillon-Lalande, 2011).

UNE HISTOIRE SI REVOLTANTE QUE PERSONNE NE VEUT EVOQUER

Une gêne d'autant plus évidente notamment chez une grande majorité de l'intelligentsia française que le roman de Mathieu Belezi sonne comme un désaveu profond et sans concession à la vague insensée et indigne qui a marquée l'actualité politique et médiatique française ces dernières années sur de prétendus aspects positifs de la colonisation. Comme le soulignera l'auteur lui-même au site Méditerranée.com : «J'en ai marre que les gouvernements, qu'ils soient de droite ou de gauche, continuent, sous la pression d'un certain lobby qu'on appellera «pied-noir», pour faire rapide, de se comporter en amnésiques. S'il y a des tensions entre les communautés, actuellement, en France, c'est bien parce que le problème n'est toujours pas réglé, parce qu'on n'en parle pas. Après le coup de la colonisation positive que l'on a essayé de nous faire en 2005, le grand drame, pour moi, aujourd'hui, c'est qu'à moins d'une année de l'élection présidentielle, la droite, comme la gauche, ne veut pas entendre parler de l'Algérie coloniale».

UNE CRITIQUE INTERLOQUEE MAIS EMBALLEE

Mathieu Belezi est venu à la littérature assez tardivement. A 45 ans il publie «Le petit roi» (1999) son premier roman où il relate les péripéties sentimentales et charnelles de son enfance et pour lequel il recevra le prix Marguerite Audoux. En 2008, il étonnera la critique avec un deuxième roman, «C'était nôtre terre» (2008), où, dans le décor caractéristique d'une propriété coloniale en Algérie, il dépeint avec beaucoup de talent littéraire ce monde si particulier de la colonisation avec ses frasques, ses démesures, ses injustices, ses enfermements et ses aveuglements, autant de «prémonitions» au dénouement tragique final. Mais c'est avec «Les vieux fous» que Mathieu Belezi va, en quelque sorte, «surprendre» le monde littéraire et même politique. La critique est unanime. «Un livre qui devrait légitimement émerger de la rentrée littéraire» (Flammarion). «C'est un roman de très haute volée» (l'Humanité). «Un roman sombre, glaçant et proche du réel» (Jeune Afrique». «Celui qui s'obstine à remettre l'Histoire à sa place semble avoir réellement trouvé la sienne, en littérature» (Nouvel Obs.). «Mathieu Belezi plonge dans les entrailles de la colonisation» (Le Point).

L'INEXPLICABLE «DISCRETION» DES MEDIAS ALGERIENS

Voilà un livre qui aurait du, par son style, par sa nouveauté, par la sensibilité du sujet et par son actualité, défrayer autant la chronique littéraire que politique en Algérie. Mais rien, pas une ligne, pas un mot. Même le très couru salon international du livre d'Alger n'en donnera aucun signe et encore moins dans son édition 2012 pourtant année du cinquantenaire de l'Indépendance. Il est fort possible que grâce à des libraires avertis, quelques exemplaires des livres de Mathieu Belezi se trouvent dans quelques librairies ou bibliothèques privées dispersées dans le pays mais ce qui est sûr c'est que ces livres ne sont pas distribués en Algérie. Il est tout de même curieux de constater que des livres sur le même sujet sont surmédiatisés alors que ceux-ci se rapprochent plus des bouquins à succès que de l'œuvre littéraire proprement dite. L'autre possibilité réside dans la censure, les livres de Mathieu Belezi en général et «Les vieux fous» en particulier comportant parfois de nombreux passages à connotation sexuelle marquée ou de violences physiques et meurtrières terribles. Dans tous les cas, cela reste une attitude étrange dans un pays qui porte encore les stigmates de la longue nuit coloniale et que l'auteur, dans un style littéraire certain et un humanisme évident, décrit avec cruauté certes mais une cruauté «thérapeutique» qui agit comme une délivrance annonciatrice d'espérance pour l'avenir. Cela se peut-il qu'il n'y ait eu aucun écho de ce côté-ci de la tragédie. A lire absolument.