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La Tunisie gagne une manche

par Abed Charef

Il y a vingt ans, l'Algérie allait à des élections, plutôt libres, qui débouchaient sur une large victoire des islamistes. Ce fut aussitôt le branle-bas de combat pour dénoncer cette expérience malheureuse, cette dérive de la démocratie, qui menaçait précisément de tuer la démocratie, au nom d'un certain électoralisme.

Aujourd'hui, une élection similaire, en Tunisie, a débouché sur la même victoire écrasante d'un parti islamiste, Ennahdha. Quelques voix, demeurées minoritaires, ont dénoncé la dérive, mais les réactions, au plan interne comme à l'extérieur, sont demeurées mesurées. L'expérience tunisienne suscite, certes, quelques inquiétudes, mais aussi une vraie curiosité. Et si, après les multiples échecs enregistrés dans le monde musulman, la formule tunisienne se révélait la bonne, consacrant cette méthode douce comme solution à long terme dans une région du monde où la démocratie n'a pas réussi jusque-là à s'implanter ?

Entre l'Algérie de 1991 et la Tunisie d'aujourd'hui, il y a cinq points de différence fondamentale, qui expliquent ce changement, sans pour autant garantir le succès de l'expérience tunisienne. La différente la plus spectaculaire est celle qui sépare le FIS algérien du tunisien Ennahdha. Le parti de Abbassi Madani et Ali Belhadj était radical, populaire et populiste. Il visait clairement à instaurer son modèle, et certains courants en son sein étaient publiquement hostiles à la démocratie. A l'inverse, Ennahdha est un parti qui garde, certes, des fondamentaux islamistes, mais pour le reste, il est tout en nuances. A l'image de son leader, Rached Ghanouchi, il évite le discours qui fait peur, et n'hésite pas à donner des garanties. Savoir s'il les tiendra ou non est une autre histoire. Mais pour l'heure, il ne menace pas les droits d'inspiration moderniste, et n'hésite pas à dire que l'interdiction de la polygamie ne sera pas levée, ce qui relève de l'hérésie pour la plupart des islamistes du monde entier. Cette attitude a coupé l'herbe sous les pieds des Khaled Nezzar potentiels, et des éradicateurs en tous genres.

Ghannouchi est, en fait, plus proche de Abdelkader Hachani, et même de Abdelaziz Belkhadem, que de Ali Belhadj. C'est un «barbèphèlène». L'homme est plus un déçu du nassérisme qu'un islamiste forcené. Au début des années 1990, il était en Algérie, et il a pu mesurer où peut mener une démarche comme celle du FIS. L'échec de l»expérience algérienne l'a convaincu qu'il doit faire preuve de beaucoup de pragmatisme.

D'autant plus qu'il s'appuyait sur une société à son image, très différente de la société algérienne. L'Algérie, héritière d'une révolution violente, est imprégnée d'un égalitarisme souvent caricatural. Elle croit en une justice immédiate et éternelle. Les Algériens aiment Omar Ibn El-Khattab et Abou Dher El-Ghifari. La société tunisienne est plus hiérarchisée, plus structurée. La classe moyenne y joue un rôle d'intermédiation important. La Tunisie est donc plus apte à la négociation, au compromis, que l'Algérie, où on est plutôt admiratif du coup de force brutal. Symbole de cette différence, dans les années cinquante, la Tunisie de Habib Bourguiba a préféré accepter peu pour demander plus, alors que l'Algérie a demandé tout, tout de suite, en payant le prix le plus élevé. En octobre 1988, les islamistes algériens ont tenté de montrer leur force, alors que les Tunisiens se sont plutôt faits discrets pendant la fameuse «révolution du jasmin».

Des partis à la sociologie différente, avec des dirigeants au profil différent, devaient forcément déboucher sur des comportements différents. C'est le troisième point qui sépare l'Algérie de la Tunisie : alors que l'expérience tunisienne a été négociée, à l'intérieur comme l'extérieur, l'Algérie avait vu un parti tenter de passer en force, pour tout rafler. Ennahdha se savait majoritaire, mais il a accepté que son score soit limité. Tactique, ruse, peu importe. Il n'a pas cherché à renverser les équilibres de la société tunisienne, mais à se faire une place de choix. A l'inverse, le FIS voulait tout rafler, tout de suite. Il voulait établir son hégémonie, car il souffrait d'une tare centrale : il n'avait pas le sens de l'Etat. Il menaçait ses adversaires, au lieu de les rassurer. Il voulait imposer ses choix, et ses choix seuls. Le résultat a été inévitable : il a fait peur. Une peur fondée, justifiée, alors qu'Ennahdha a réussi à rassurer ses adversaires.

Selon toute vraisemblance, Ennahdha a accepté un partage du pouvoir avec deux partis de gauche avant même la tenue des élections, ce qui s'est concrétisé avec la nomination de Moncef Marzouki (parti du congrès) à la présidence, Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol) à la tête de l'Assemblée constituante et Hamadi Jebali (Ennahda) à la tête du gouvernement. Tout ceci s'est fait avec la bénédiction de la France et des Etats-Unis, qui ont apporté leur caution à la démarche, même si ces deux pays l'ont fait pour des raisons différentes. La France parce qu'elle ne pouvait aller à l'encontre d'un «printemps» et d'une «révolution du jasmin», les Etats-Unis parce qu'ils ont décidé d'entrer dans une nouvelle phase de leur relation avec l'Islam, une relation qui sera marquée par l'intégration des islamistes dits modérés à la gestion des affaires dans de nombreux pays musulmans.

Cette bénédiction avait cruellement manqué à l'expérience de démocratisation algérienne du début des années 1990. Le monde était alors différent, l'Union Soviétique existait en encore, et la démocratisation du monde arabe était perçue différemment. La France et les Etats-Unis avaient fait preuve d'une certaine hostilité, car ils redoutaient l'émergence de systèmes démocratiques forts, s'appuyant réellement sur la population, et donc peu susceptibles de céder aux pressions occidentales.

Ce point est fondamental pour la Tunisie. Après le 11 septembre, après le fiasco irakien et afghan, et avec l'incertitude algérienne et la fragilité de nombreuses autres expériences, les Etats-Unis ont décidé d'explorer de nouvelles postes, et décidé d'intégrer les islamistes dans le jeu politique, ce qui peut aller jusqu'à leur accès au pouvoir. Les experts américains veulent pousser à une évolution similaire à celle de la Turquie, pensant que l'amélioration du niveau de vie, l'existence de canaux d'expression et une proximité avec les sociétés occidentales peuvent, à terme, asseoir la démocratie dans le monde arabe. La Tunisie sera le premier laboratoire en ce sens, car elle présente certains atouts, comme la présence d'une classe moyenne, d'un parti islamiste crédible et modéré, de rapports relativement détendus avec l'Occident, et des besoins financiers modestes pour maintenir un taux de croissance élevé.

La Tunisie semble donc bien partie pour réussir. D'autant plus que son entrée en démocratie est considérée comme une nécessité, alors que l'expérience algérienne était vue comme une hérésie. La Tunisie peut aussi tirer profit de l'expérience algérienne d'une autre manière, par l'absurde : on sait, aujourd'hui, ce que coûte le non-respect de l'urne, on sait ce qu'il ne fait pas faire. Ne pas exiger tout, tout de suite, mais savoir que la démocratie est une construction collective, de longue haleine, demandant beaucoup de négociations et de compromis.