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Ceux qui marchent sur l'eau

par Moncef Wafi

La plage algérienne a ce quelque chose d'irremplaçable, un baromètre sociétal et une échelle de l'évolution des mœurs qu'on ne retrouve nulle part. Une virée à la plage, un vendredi après-midi, suffit à classifier cette faune bigarrée qui se presse sur un carré de sable improbable. Si les différences sociales sont mises à nu, et c'est le cas de le dire, la plage offre également un large éventail d'un microcosme où les différences sont visibles. Alors que la plage est censée réduire les inégalités quotidiennes, enfants d'un nivellement des forces par le bas, les journées de baignade sont l'occasion pour certains d'afficher ostentatoirement des signes d'une richesse mal acquise.

 Au casting, et au bas de l'échelle démographique, la 404 bâchée sinon la Mazda avec sa cargaison d'envoyés spéciaux, qui se pressent avec le reste des pastèques invendues. Ils viennent des douars avoisinants et sont remarqués par le reste de la population estivale. Ils sont au moins une douzaine à descendre, avec le père, la mère et quelques tantes et cousins. Ils ne se mêlent généralement pas aux autres, préférant monter leur tente à l'écart. Ils sont chauds, vivants, courent dans tous les sens et la mer leur appartient. Bronzés de naissance et de travail dans les champs, ils sont en famille à la mer comme à la maison. A midi, croissants de pastèque et morceau de tomates accompagnent le croûton de pain. Puis, un palier au-dessus, les transports en commun, des bus loués à la journée pour une excursion. Ses habitants sont généralement des jeunes, quatre garçons pour une fille alors que les statistiques nationales avancent que le sexe des naissances est équitablement partagé entre masculin et féminin. Egalement bronzés par le soleil des 11 mois de l'année, ils viennent se défouler en groupe, renforcer les amitiés et pourquoi pas repartir, au bout de la journée, avec le numéro de portable d'une voisine. Bruyants, ils font peur aux familles BCBG qui regardent cette invasion d'une moue dédaigneuse, rappelant à eux leurs enfants et surveillant de plus près le maillot familial.

 Ensuite, le couple sans enfants, amoureux, ils viennent passer une journée en tête à tête. Jeunes, ils sont pleins d'un optimisme qui leur fait presque oublier la promiscuité des habitants des bus. Main dans la main, ils entrent ensemble dans la mer jusqu'à ce que l'homme reçoive un ballon en pleine figure. Il y a les frimeurs, H 24 pour se gonfler les muscles qu'ils exhibent, dans une posture ridicule, à des yeux indifférents dans un va-et-vient « paonesque ». Ils ne se baignent pas, ils marchent en se pavanant. Et puis, il y a les motorisés pour qui le jet-ski est un bolide qu'ils lancent impunément sur la tête des baigneurs. Ils s'approprient le large comme des requins en chasse. Les émigrés, les maillots en hidjab, en niqab, en badiaâ complètent le décor d'une pièce théâtrale mouillée.