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Le S12 ou l'ineptie d'une bureaucratie obsolète

par Ahmed Bensaada*

La bureaucratie grandit pour satisfaire les besoins grandissants de la bureaucratie grandissante. Lao Tseu (Tao Te King)

Indépendamment des systèmes politiques, des types de gouvernements ou des partis au pouvoir, il existe deux sortes de sociétés. Dans la première, le citoyen est fondamentalement innocent et c'est à l'État de prouver, le cas échéant, sa culpabilité. Dans la seconde, le citoyen est naturellement coupable et c'est à lui qu'incombe la preuve de son innocence.

 Dans la première, représentative de certains pays occidentaux avancés dans le domaine social, les relations entre l'État et le citoyen sont basées sur l'honnêteté et la parole du contribuable a une réelle valeur. Les interactions se font par le biais du courrier, du téléphone ou de l'Internet, la bureaucratie est réduite à sa plus simple expression, et les déplacements dans les bureaux administratifs sont très rares.

 Dans la seconde, dont notre pays est un exemple académique, le citoyen plie sous le poids d'une bureaucratie écrasante. Il passe sa vie à ramasser des documents et à les présenter à l'Administration pour prouver que lui est bien lui, qu'il habite bien chez lui, que la femme qui vit chez lui est bien son épouse, que les enfants qui partagent le toit familial sont ses propres rejetons, qu'il est né à telle date et qu'il n'a jamais succombé à la tentation de la changer, que la personne chez qui il travaille est bien son patron, qu'il n'a jamais commis de délit (même s'il a eu l'intention d'en faire à chaque fois qu'il devait constituer un dossier), etc. Pour n'importe quelle raison, on le somme de fournir une quantité impressionnante de documents qui n'ont, souvent, aucune relation avec le sujet de la demande et dont les dates de péremption sont complètement arbitraires. Il arrive même qu'avant la fin de la constitution complète du dossier, certains documents perdent étrangement leur validité et tout doit être recommencé. Le mythe de Sisyphe dans sa plus grande splendeur!

 Il est aussi d'usage de demander souvent deux documents dont l'un a servi à la constitution de l'autre. Notons, par exemple, la fameuse «copie légalisée de la CNI» (Carte Nationale d'Identité) et un extrait de naissance qui a servi à l'établissement de ladite CNI, comme si on pouvait changer de «naissance» à chaque fois qu'on constitue un dossier. Même Kafka passerait pour un plaisantin s'il avait vécu dans notre pays.

À propos de «naissance», je dois avouer que lorsque j'ai entendu parler la première fois du S12, j'ai immédiatement pensé à une marque de voiture. Excusez ma naïveté, mais S12 sonne comme R12, une auto qui faisait fureur dans ma jeunesse.

 Mais non, me dit-on, le S12 est un extrait de naissance de nouvelle génération, l'invention bureaucratique du siècle, qui est signée par M. le Maire lui-même, en chair et en os. Imprimé sur un papier spécial à l'aide d'un matériel sophistiqué, il paraît qu'il contient deux numéros de série. Ah! Science et technologie, quand vous nous tenez! Un vrai bonheur!

 La mise en place de ce fameux S12 a généré de l'absentéisme, des cohues, des bousculades, des files d'attente, du stress et de la mauvaise humeur à des milliers de nos concitoyens. Censé lutter contre la fraude, il a créé de la corruption supplémentaire, comme si celle qui existait avant n'était pas suffisante. Il est de notoriété publique que ce document se vend à prix d'or par l'intermédiaire de canaux spécialisés et s'obtient sans avoir à se présenter à la mairie. Le seul «mérite» à mettre à l'actif de cette créature bureaucratique est probablement?la création d'emploi dans le domaine des services. En effet, des personnes font la file devant la mairie très tôt le matin et vendent leurs places à ceux qui ont réellement besoin de ce S12.

 Et dire qu'au Canada, vous devez payer un supplément, pour certains services, si vous vous présentez aux bureaux au lieu d'utiliser la poste ou Internet!

 À propos d'extrait de naissance, j'aimerais démontrer l'ineptie de notre bureaucratie par un exemple personnel. Habitant au Canada depuis longtemps, j'ai en ma possession les extraits de naissance de toute ma famille qui m'ont été délivrés par l'administration algérienne il y a plus de vingt ans. Ainsi, depuis plus de deux décennies, j'utilise ces documents qui sont acceptés par l'administration canadienne alors qu'ils ne sont plus valables dans mon propre pays, celui-là même qui les a émis! À chaque (rare) fois que ce document m'est demandé, je le présente aux services concernés qui le photocopient et me le remettent par la suite. Ainsi pour vivre au Canada, je n'ai besoin ni d'un S12 ni d'une quelconque invention bureaucratique sortie de la pensée magique de nos ronds-de-cuir, mais d'un simple et vieux extrait de naissance dont j'ignore l'acronyme.

Ces bureaucrates pensent, qu'en multipliant la paperasse, ils dressent des murs contre la fraude, les passe-droits, la corruption et l'usage de faux. Et c'est exactement le contraire qui se passe. L'expérience montre que c'est dans les pays «où les citoyens sont fondamentalement innocents» et où la bureaucratie est simplifiée que ces maux sont les moins présents. Par contre, lorsque les relations entre l'État et le citoyen se complexifient par l'exigence d'un nombre incalculable de papiers insignifiants, les opportunités de délit sont multipliées et ces maux n'en deviennent que plus fréquents et plus virulents.

 En fait, ce n'est pas en augmentant le nombre de documents administratifs qu'on s'affranchit de cette gabegie ambiante, mais en éduquant celle ou celui qui est derrière le comptoir et qui les émet. D'ailleurs, même le comportement de ceux qui sont censés être à votre service dans les bureaux étatiques laisse à désirer. Pas le moindre sourire et, la suspicion au coin de l'œil, ils vous font ressentir que vous dépendez d'eux alors que cela devrait être l'inverse. Ils ne travaillent pas pour vous, non. Au contraire, lorsqu'ils vous remettent un document, ils pensent sérieusement qu'ils vous ont fait une faveur et que vous leur devez des mots gentils et des courbettes. Et vous devez vous y conformer de peur que la prochaine fois, vous n'aurez rien. Même lorsque vous allez retirer votre propre argent, vous avez l'impression qu'ils vous donnent l'aumône.

 Cette culpabilité institutionnalisée du citoyen est l'indéniable ferment d'un sentiment de «hogra» et d'oppression étatique qui ajoute sa part de grisaille à la désolation ambiante. Elle oppose et dresse, l'un contre l'autre, le citoyen et son État au lieu de les concilier, de les rapprocher et de les unir. Elle érige d'insurmontables murs entre l'État et le citoyen et renforce cette notion de «houkouma» et de «beylek» associée à une entité hautaine et lointaine, voire ennemie, ne faisant pas partie des biens collectifs de la société.

 Nul doute que la France nous a légué une bureaucratie complexe et archaïque. Mais nous avons réussi à la rendre encore plus étouffante car notre conception du «citoyen coupable» sclérose notre pensée et nos bureaucrates s'évertuent à nous compliquer la vie au lieu de la rendre plus agréable.

À chaque fois que je foule mon sol natal, je suis confronté à la même situation ubuesque: être capable de gérer par Internet mes affaires canadiennes, à des milliers de kilomètres de distance et avoir autant de difficultés à me faire délivrer le plus banal des documents administratifs dans mon propre pays.

 Mesdames et messieurs nos ronds-de-cuir, réveillez-vous. Cela fait déjà quelques années que le 3e millénaire est entamé!

*Montréal (Canada)