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Tiaret: Chronique d'une journée sous la canicule

par El-Houari Dilmi

Il est neuf heures à peine et le soleil pointe déjà ses dards. Plongée dans une lourde torpeur depuis plusieurs jours déjà, la ville assoupie paraît comme abandonnée par ses habitants.

Le long de la rue de la Victoire, la circulation automobile est fluide. Seules des charrettes chargées de figues de barbarie occupent la chaussée. Au beau milieu de la «place rouge», indémodable bourse à ragots de la cité des Rostémides, des silhouettes avachies glissent d'ombre en ombre à la recherche d'un brin de fraîcheur. Ali, assis sur un carton à même le socle de ce qui ressemble à un jet d'eau décrépi, apostrophe le journaliste que je suis : « Monsieur le journaliste, parlez svp des souffrances indicibles de cette pauvre wilaya de plus en plus isolée : pas d'aéroport, pas de transport ferroviaire des voyageurs, pas de voies expresse pour nous brancher sur l'autoroute, une ville défoncée avec des nids de poule un peu partout, le manque d'eau potable, la saleté et des tonnes d'ordures qui balafrent le visage du chef-lieu de wilaya, ce grand bourg ne cesse de geindre et regeindre à qui veut bien l'entendre.. ». Ce cinglant réquisitoire de Ali est partagé par de nombreux Tiarétiens. Fidèle à sa réputation, la «place rouge» donne toujours l'impression de chuchoter dans l'oreille de la ville pour lui raconter des «histoires» qui ne tiennent jamais debout. Khaled est un « jeune » de 40 ans, célibataire et sans emploi. Casquette à l'envers sur la tête et cigarette au bec, il décoche la voix enrouée : j'ai passé huit mois derrière les barreaux pour outrage à fonctionnaire, « mais je n'arrive pas à quitter cette ville, je l'aime trop », soupire-t-il. A une encablure plus haut, la « place Ali Maâchi », occupée quotidiennement par les tempes grises.

Les jets d'eau, au milieu de la placette, donnent une certaine fraîcheur à l'air ambiant. Assis sur des bouts de cartons, les retraités glissent d'ombre en ombre pour échapper au soleil brûlant. Avant de quitter les lieux, chacun cache son bout de carton entre deux branches d'un arbre avant de revenir le lendemain, et rebelote ! Cet été à Tiaret, tout le monde a la nette impression de devenir «fauché» et pour cause ! Dans une région où il fait bon ou mal vivre en fonction de la saison agricole, cette année, la terre comme le ciel ont été pourtant généreux, avec plus de trois millions de quintaux de céréales attendus, un record au niveau national. Le commerce légal file du mauvais coton et pour cause. Le commerce informel tentaculaire occupe pratiquement toute la ville. De nombreux commerçants de la prestigieuse rue Émir Aek (ex-rue Bugeaud), ont baissé les rideaux. Certains «gardent le tiroir-caisse fermé pendant plusieurs jours», se plaint ce vendeur de savates made in. «Coincés» entre moustiques et chiens errants cet été à Tiaret, toutes sortes de bestioles ont envahi la ville, comme jamais auparavant. Les moustiques et autres moucherons ont envahi jusqu'aux salons climatisés, donnant des nuits blanches à plus d'un. Nombreux sont les habitants, de la partie sud de la ville surtout, qui pointent un doigt accusateur vers la mairie «qui n'a pas fait son boulot», s'époumonent-ils à l'unisson. Le corps criblé de piqûres de moustiques, ce père coléreux montre son fils au pharmacien auquel il demande un traitement pour soulager ses douleurs. «Jamais », se plaint Djilali, « les moustiques n'ont été si nombreux que cette année ».

L'autre phénomène causant des désagréments à tous est bien sûr celui des chiens et chats errants, qui ont investi les quatre coins de la ville. Les malades mentaux, de plus en plus nombreux, occupant la ville constituent l'autre spectacle affligeant. Alors que des «cars en provenance d'autres wilayas du pays débarquent tous les jours des individus avachis faisant de la manche une profession comme toutes les autres», jure par tous les dieux Malik. C'est que les maux de la ville lui donnent la migraine. En cette journée caniculaire, un malade mental justement, un couteau dansant dans la main droite, «coupe» l'air en livrant un spectacle gratuit aux nombreux badauds stationnés tout autour de la «place rouge» au macadam brûlant.

Les paradis artificiels et les gangs de quartiers

Il est presque dix heures passées et toute la ville n'est pas encore arrachée à son sommeil et pour cause... La veille, une canicule à faire tituber un dromadaire a contraint plus d'un Tiaréti à humer l'air frais dehors, jusqu'à très tard dans la nuit. Un phénomène inquiétant, les paradis artificiels de la drogue. Pris au piège de la mal vie et du chômage, des «grappes» de jeunes plongent tête la première dans l'enfer de la drogue. Presque tous les jours, des arrestations sont opérées par les services de sécurité. Dans les populeux quartiers du sud de la ville, des jeunes, les yeux bouffis, tirent comme des forcenés sur des joints gros comme des cigares. D'autres se shootent aux psychotropes pour fuir, un furtif moment, une réalité trop dure à supporter. Conséquence de cette situation, la prolifération des gangs de quartiers durant cet été. Au moins vingt individus ont été arrêtés en possession de sabres et autres armes blanches, avant d'être écroués. Beaucoup de jeunes sont actuellement hospitalisés au niveau de l'hôpital psychiatrique de Tiaret, pour se débarrasser de leur addiction à la drogue. Les autres jeunes font ce qu'ils peuvent pour « tuer le temps », et passent les longues et fastidieuses journées d'été à pratiquer ce sport national qu'est la drague ou le «rince-œil», comme l'appellent d'aucuns. Au spectacle de ces voitures rutilantes usant leurs pneus neufs sur du macadam brûlant, répond ce «contraste» de groupes de jeunes arpentant les rues de la ville.

Après deux ans de suspension, cette année, des navettes entre Tiaret et le littoral mostaganémois ont été mises en place à raison de 1400 DA par personne et par jour. Une aubaine pour certains pour échapper à la chaleur suffocante des Hauts plateaux, même si le tarif paraît pour beaucoup hors de portée de leurs maigrelets porte-monnaie. Pour les moins veinards, trouver un petit job pour se faire un peu d'argent de poche reste la principale préoccupation dans une ville où le chômage continue à sévir à l'état endémique. Au café maure de «Erras Soug», chez le défunt aâmi El-Ayeb, à 17 heures tapantes, l'endroit est plein à craquer. Fréquenté par les petites gens du quartier, l'air est à peine respirable dans cet endroit envahi par les épaisses volutes de fumée de cigarettes. Occupant des tables sous une lumière blafarde, des clients sirotent du café maison succulent, il est vrai, mais peut-être un peu trop chaud par une température qui frise la fournaise. Dans ce quartier populaire et populeux de la partie septentrionale de la ville de Tiaret, les «descentes» de la police sont fréquentes pour traquer les dealers et les vendeurs à la sauvette qui pullulent à cet endroit. Pas trop vite le matin, doucement le soir, les Tiaretis semblent se passer le mot pour rester terrés chez eux jusqu'à 10 heures passées. Après une brève virée sous un soleil dardant, ils retournent à leurs domiciles flanqués d'une pastèque ou d'un melon blet pour les plus «chanceux».

Manger avant de songer !

Vers 17 heures, lorsque la chaleur se fait moins oppressante, ils ressortent dehors soit pour aller quêter le précieux liquide à la légendaire source de Aïn El-Djenane, soit pour aller flâner dans les rues et mordre la poussière dans une ville où la propreté et la salubrité publique ne sont encore que de vains mots. Vers 19 heures, une foule bigarrée est agglutinée aux alentours de l'ex-place Carnot. Devinez pour quelle raison ! Les jets d'eau, sont utilisés comme des climatiseurs naturels pour se rafraîchir avec les «postillons» dégagés par une eau fraîche provenant directement de Aïn El-Djenane. Jusqu'à une heure tardive de la nuit, des jeunes et des moins jeunes hument l'air frais sur du marbre rutilant au milieu d'interminables palabres au sujet de tout, de tous et de rien en même temps.

Cette année, les mariages sont très rares. Chacun y va de son interprétation pour expliquer la quasi-disparition des cortèges nuptiaux de la ville. Interdit de chapitre depuis des lustres, plus personne à Tiaret ne sait ce qu'est une activité culturelle ou artistique. Victime du changement pourtant annoncé de l'ordre des priorités, Dame Culture n'est plus «crédible» aux yeux «bandés» de personne, «même pas par ceux-là même censés la sortir de son sarcophage», souffre en silence Dekkiche Aek, artiste, poète et homme de théâtre. A Tiaret, il n'y a plus rien à se mettre sous la dent, la nourriture de l'esprit n'intéressant plus personne. Aucune association culturelle, troupe théâtrale ou musicale, jadis fierté de la ville de Ali Mâachi, n'ont survécu à la mode terriblement réaliste du «manger avant de songer», susurre du bout des lèvres un ex-mélomane. Alors, pour tromper l'ennui ambiant, tout le monde se débrouille comme il peut. La ville transpire l'ennui jusqu'à l'étouffement ! A part quelques brèves virées nocturnes pour les plus téméraires, des sorties le soir pour humer un peu d'air frais, la plupart des Tiarétis se terrent chez eux dès 20 heures tapantes pour se shooter à volonté aux... images venues d'ailleurs. Au fait, qui a dit « l'mout oula août à Tiaret » ?!