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Diplomatie: Alger sur tous les fronts pour désamorcer la crise libyenne

par Ghania Oukazi

Le président de la République tunisienne, Kaïs Saïed, est attendu à Alger pour une première visite officielle. Son déplacement se veut une amorce de discussions avec le président algérien particulièrement autour des derniers développements de la crise libyenne et la protection des frontières des deux pays contre une éventuelle déferlante terroriste.

La conseillère chargée de l'information auprès de la présidence de la République tunisienne a déclaré, hier, sur les ondes d'une radio locale que Kaïs Saïed effectuera une première visite officielle en Algérie, après avoir reçu une invitation officielle. Rachida Ennaifer a précisé qu'«il était irresponsable d'entamer des visites à l'étranger avant la formation du gouvernement, malgré les nombreuses invitations programmées».

L'on s'attend à ce que cette visite se fasse le plus tôt possible en raison du pourrissement de la situation sécuritaire en Libye et ses effets sur les frontières communes avec l'Algérie et la Tunisie. Elle devrait suivre immédiatement celles effectuées lundi par le président du Gouvernement d'union nationale libyen (GNA) et le ministre turc des Affaires étrangères pour, dit le dicton, «battre le feu tant qu'il est chaud».

Si l'Algérie et la Tunisie se partagent des pans entiers de l'histoire de leur lutte contre le colonialisme français, leurs indépendances respectives et même au-delà, leur proximité et leur collaboration dans la gestion de plusieurs dossiers politiques, économiques et socioculturels relatifs à leurs intérêts communs et à leurs communautés, aujourd'hui c'est la crise libyenne qui les interpelle toutes les deux en raison de leur situation géographique qui scelle leurs territoires jusqu'à entremêler le sort de leurs populations frontalières et de là influe directement sur la sécurité et la stabilité de leurs pays dans leur ensemble.

Il est question pour Alger et Tunis de s'entendre sur comment ressurgir diplomatiquement pour tenter de faire (re)admettre la solution politique à une crise provoquée et engluée dans une guerre par des pays qui sont des membres très puissants du Conseil de sécurité de l'ONU.

Le long lundi diplomatique

L'Algérie a vécu un long lundi qui l'a mise sous les feux de la rampe à la faveur du ballet diplomatique qui s'est produit dans sa capitale. Dans cette même journée est arrivé à Alger le président du GNA libyen, Fayez El-Serraj, qui était accompagné de ses ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères, suivi à peine de quelques heures d'intervalle par le MAE turc. El-Serraj a été tout de suite reçu par le président de la République. Les deux hommes se sont entretenus en tête à tête avant d'ouvrir leurs entretiens à leurs délégations respectives, selon un communiqué de la présidence de la République. «Les deux présidents se sont échangés les vues sur les outils et moyens idoines pour l'accélération du rétablissement de la paix, de la sécurité et de la stabilité dans ce pays frère», a fait savoir le communiqué rendu public lundi dernier. Abdelmadjid Tebboune a saisi l'occasion pour rappeler, est-il rapporté encore, «la position constante de l'Algérie vis-à-vis de la crise libyenne, une position qui repose essentiellement sur le principe de non-ingérence dans les affaires internes des Etats». Le président de la République, souligne la même source, a réitéré la nécessité «de trouver une solution politique à cette crise qui garantit l'unité de la Libye, de son peuple et de son territoire ainsi que sa souveraineté nationale, loin de toute ingérence étrangère». Position qui «s'est cristallisée, dès le déclenchement de la crise libyenne, par la défense de l'unité territoriale libyenne dans les fora internationaux et à tous les niveaux, par les aides octroyées au peuple libyen frère, qui est l'expression de l'amitié que lui porte le peuple algérien ainsi que le devoir de fraternité, de solidarité et de bon voisinage qui lui incombe envers ce peuple frère, et par l'engagement de l'Algérie au respect des principes du droit international». Le chef de l'Etat n'a pas manqué de rappeler son attachement «à préserver la région de toute ingérence étrangère, compte tenu des menaces qui pèsent sur les intérêts des peuples de la région, sur l'unité de leurs Etats et sur la sécurité et la paix dans la région et dans le monde». Tebboune a notamment affirmé que»l'Algérie appelle la communauté internationale, particulièrement le Conseil de sécurité à assumer ses responsabilités afin d'imposer le respect de la paix et de la sécurité en Libye et exhorte les belligérants à mettre fin à l'escalade».

Tripoli «une ligne rouge à ne pas franchir» ?

Le président a aussi lancé l'appel de «l'Algérie aux parties étrangères à cesser d'alimenter cette escalade et d'accorder aux parties belligérantes leur soutien militaire, matériel et humain, et plaide pour le respect de la légalité internationale afin de faciliter la reprise du dialogue pour parvenir à une solution politique à la crise». L'Algérie, par la voix du président de la République, appelle en outre «la communauté internationale à assumer ses responsabilités pour imposer un cessez-le-feu immédiat et mettre un terme à cette escalade militaire qui fait, chaque jour, davantage de victimes... Tout en dénonçant et condamnant avec force le récent massacre de 30 étudiants à l'Ecole militaire de Tripoli, le qualifiant de crime de guerre, l'Algérie considère la capitale libyenne Tripoli comme une ligne rouge à ne pas franchir». Tebboune appelle «les frères libyens à faire preuve de sagesse et à emprunter la voie du dialogue, loin de toute pression étrangère afin de parvenir à une solution approuvée par le peuple libyen, une solution qui lui assure sécurité, stabilité et prospérité». Le responsable libyen Fayez El-Serraj a adressé ses remerciements à l'Algérie «pour ses positions fraternelles constantes vis-à-vis de la crise libyenne, réitérant sa pleine confiance dans les efforts qu'elle déploie en vue d'atténuer l'escalade, en soutenant la solution politique». El-Serraj a dû expliquer que s'il a accepté l'intervention militaire de la Turquie c'est qu'il s'est retrouvé seul face à un Haftar encouragé, soutenu et armé jusqu'aux dents par les pays qui reprochent à Erdogan de s'immiscer dans les affaires qui ne le regardent pas.

Le président Tebboune a d'ailleurs reçu hier le ministre truc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu avec lequel il a examiné les dernières évolutions de la crise libyenne en présence du chef de cabinet de la présidence, Noureddine Ayadi, le ministre des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, le secrétaire d'Etat chargé de la communauté nationale et des compétences à l'étranger, Rachid Bladehane, ainsi que l'ambassadeur de l'Algérie en Turquie, Mourad Adjabi.

Syrte tombe entre les mains de Haftar

Arrivé lundi à Alger, le MAE turc et son homologue algérien Sabri Boukadoum se sont entretenus, hier, sur les développements de la situation en Libye et les moyens à mettre en œuvre pour transcender la crise actuelle et faire éviter les conséquences lourdes d'une aggravation de la situation pour le peuple libyen frère, mais aussi pour les pays du voisinage et tout l'espace méditerranéen et africain et même au-delà. Avant-hier lundi, l'agence de presse française a affirmé que «les forces loyales au maréchal Khalifa Haftar se sont emparées lundi de la ville de Syrte, portant un coup dur à leurs rivales, dans un contexte régional tendu après l'annonce par la Turquie d'envoi de troupes en Libye». Située à l'est de la Libye et connue pour avoir abrité le QG du leader de la Jamahiria, Maamar Kadhafi, sous sa fameuse tente, Syrte vient de tomber entre les mains du maréchal Haftar alors qu'elle a été libérée en 2016 des mains des groupes islamistes par l'armée du GNA. Le porte-parole de Haftar a fait état selon l'AFP d'une «préparation minutieuse qui a duré des mois», avec des raids aériens réguliers contre la «force de protection de Syrte» qui contrôlait la ville et est composée essentiellement de combattants venus de Misrata (250 km à l'ouest de Syrte). Haftar a annoncé aussi vendredi, selon la même source, la «mobilisation générale» et le «jihad» contre une intervention militaire turque en Libye en soutien au GNA. Le lundi dernier a aussi été choisi par l'émissaire de l'ONU pour la Libye, Ghassan Salamé, pour lancer à tous «restez en dehors de la Libye !» après qu'il ait assisté à une réunion d'urgence du Conseil de sécurité de l'ONU auquel il a reproché d'avoir été incapable de voter une résolution appelant à un cessez-le feu. Salamé s'adressait en évidence aux pays dont les interférences dans ce conflit ont mis la Libye à feu et à sang.

Notons par ailleurs que la chancelière allemande Angela Merkel s'est entretenue lundi au téléphone avec le président Tebboune sur la crise libyenne et la conférence qui doit se tenir prochainement à Berlin. Selon un communiqué de la présidence, la chancelière allemande a invité le chef de l'Etat à y prendre part. Bien que tout le monde en parle, aucune date n'a encore été avancée pour la tenue de cette conférence sur la crise libyenne.

En tous cas, le GNA salue cette invitation de l'Algérie à la conférence de Berlin et attend qu'elle y joue un rôle positif. C'est qu'a déclaré hier à la radio algérienne le MAE libyen en affirmant que c'est là «le résultat de ce que nous voulions que ça soit pour nous un appui (à savoir) l'impérative participation de l'Algérie à tout règlement politique de la crise libyenne, à toute conférence et aux efforts internationaux».

Ces pays occidentaux et arabes qui enflamment la région

Mohamed El Kablaoui a noté que «le rôle de l'Algérie est très important, c'est un rôle pivot, du fait que c'est un pays voisin et qu'elle ne s'est pas impliquée militairement dans la crise libyenne». Le chef de la diplomatie libyenne affirme «compter dans cette conférence sur l'Algérie pour soutenir le peuple libyen et appeler à l'arrêt des hostilités et des massacres». Pour lui, «les déclarations du président Tebboune en sont un signe positif».

Les présidents russe et turc sont aussi invités à Berlin tout autant que ceux d'autres pays puissants.

La chancelière a eu le même jour des entretiens téléphoniques avec le président tunisien sûrement sur ces mêmes sujets.

Ce branle-bas de combat (diplomatique) ne pourra dénouer un conflit dont les instigateurs ravitaillent régulièrement les forces ennemies du GNA pour raviver le feu de la guerre sur les territoires libyens. Le plus grave est que des pays qui siègent dans le Conseil de sécurité, qui constituent la communauté internationale et qui ont approuvé le GNA en tant que Conseil présidentiel légal reconnu par l'ONU, sont ceux-là mêmes qui soutiennent politiquement, arment et renforcent le maréchal Haftar par tous les moyens militaires, humains et logistiques pour entretenir et nourrir la guerre en Libye avec l'appui et la présence militaire de leurs sous-traitants comme l'Egypte, les Emirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite, le Soudan... L'on se demande de qui se moque la diplomatie internationale en reprochant à la Turquie d'intervenir militairement en Libye pour contrer l'offensive de Haftar contre Tripoli. Erdogan l'a déclaré haut et fort et l'a fait savoir à toutes les instances alors que les autres pays occidentaux et arabes le font sournoisement piétinant ainsi toutes les résolutions du Conseil de sécurité en premier celle imposant un embargo sur les armes à la Libye. Des millions d'armes de différentes marques ont été acheminées vers toutes les régions libyennes sans compter celles larguées il y a des années par l'OTAN. Les terroristes envoyés de Syrie ou d'Irak en Libye par «des forces occultes» mais bien connues rejoignent au fur et à mesure les positions qui leur ont été préparées. L'Algérie et la Tunisie devraient craindre le pire en provenance de leurs frontières.